C’est vrai. On peut se demander qui peut bien avoir envie de mettre sa maison sur son dos et de partir mettre un pied devant l’autre à l’autre bout du monde pendant près de 6 mois d’affilée. 4 240 kms, ça fait une petite trotte tout de même ! Puis, c’est pas juste marcher. C’est grimper sur des collinettes, des montagnettes et des même parfois des sommets à plus de 4 000 mètres ! C’est dormir chaque soir au beau milieu de la nature (oh… comme c’est charmant…) entouré de serpents à sonnettes, cougars et autres ours (oh… comme c’est moins charmant…). C’est se promettre de crever de chaud et de soif dans le désert, de crever de froid et d’avoir les pieds trempés H24 dans la neige, d’avoir les marques de bronzage les pires qui existent au monde, de boire de l’eau de provenance parfois douteuse, de ne pas pouvoir se laver pendant des jours…
Y a rien à dire : c’est vrai, ça fait rêver…
Mais alors pourquoi ? Et puis surtout, d’où ça sort cette idée ?
Figurez-vous qu’à l’été 2015, je crevais de chaud un dimanche après-midi au fin fond de la brousse congolaise et, essayant de me calfeutrer dans la pénombre de ma chambre, je me suis mise à lire. Dix minutes plus tard, j’étais transportée dans les montagnes de la Sierra Nevada, le vent fouettait mon visage et je me battais avec les sardines de ma tente. Je venais de découvrir « Wild : from lost to found on the Pacific Crest Trail ». Au cas où vous habiteriez sur Mars, « Wild » est un livre écrit par Cheryl Strayed, une américaine, qui raconte sa propre histoire avec le PCT. Résumé : on est en 1995, Cheryl a 22 ans et, assommée par la perte de sa mère, est en train de foutre joyeusement sa vie en l’air. Un beau jour, à la caisse d’un magasin, elle tombe sur un livre avec une jolie photo qui parle d’un chemin qui longe la côte ouest des Etats-Unis. Elle décide de se lancer. « Wild » est donc le récit de son aventure sur le PCT. Le livre est sorti en 2012, est devenu un best-seller et a été adapté au cinéma en 2014 avec Reese Witherspoon dans le rôle de Cheryl. Carton plein au box-office, nominations aux Oscars. D’où un certain WILD effect.
Le WILD effect, c’est comme ça que la PCTA (Association du PCT) a commencé à appeler, dès 2013, les retombées, positives et négatives du succès du livre de Cheryl Strayed. Les effets positifs, c’est une meilleure connaissance et une plus grande reconnaissance du trail par le grand public et donc un plus grand soutien financier pour la PCTA et des volontaires pour l’entretien du trail plus nombreux. Les effets négatifs, c’est le nombre exponentiellement croissant de hikers qui se retrouvent sur le trail et perturbent un écosystème déjà fragile. Et c’est surtout le nombre de gens non préparés ou mal informés qui se promènent ainsi dans les bois sans véritable préparation ce qui génère une augmentation des opérations de sauvetage, des départs d’incendie et des quantités de déchets laissés dans la nature.
Du coup, dans la communauté des hikers, il est de bon ton de parler de « Wild » en général et de Cheryl Strayed en particulier avec une grimace de mépris. D’abord, elle n’a parcouru « que » 1 100 miles sur le PCT et ensuite, à cause d’elle, le trail ressemble parfois à une autoroute. Il faut dire que si il y avait entre 300 et 400 personnes qui prenaient le départ en 2011, il y en a eu plus de 2 000 en 2016. Donc même si le nombre de personnes autorisées à prendre le départ est limitée à 50 par jour, on imagine facilement que sur les 10 derniers jours d’avril (qui sont théoriquement la date de départ idéale au terminal sud), on peut se croire au péage de Fleury-en-Bière un retour de week-end du 15 août. Cheryl Strayed a rendu le PCT moins confidentiel, moins sélectif, plus mainstream. Toute la sous-culture autour du PCT est maintenant accessible à un plus grand nombre.
Oui, j’ai lu « Wild ». Oui, ça m’a donné envie d’en savoir plus sur le PCT et oui, je me suis dit que moi aussi, je pouvais me coller un sac sur le dos et marcher, marcher, marcher encore et toujours en respirant le grand air, en pleurant ma race de fatigue, de rage et de désespoir, en me demandant pourquoi je m’infligeais ça et en vivant une expérience humaine incroyable dans des paysages grandioses. Il est fort probable que sans Cheryl, je n’aurais jamais entendu parler du PCT. Dois-je donc être rangée dans la catégorie des hiker trash, des « faux » randonneurs, ceux qui ne viennent pas pour les « bonnes » raisons sur le PCT ? Mais d’abord, c’est quoi les « bonnes » raisons ? Et y a t’il des gens qui ne « méritent « pas le PCT ? Qui ne devraient pas décider de sortir de leur confortable home sweet home, de leur confortable routine bref, de leur zone de confort pour aller se perdre dans les bois ?
Oui, j’ai lu « Wild ». J’ai même vu le film. Peut-être aurais-je aimé découvrir le PCT plus tôt, décider d’aller m’y frotter il y a quelques années, quand il y avait moins de monde. Mais est-ce que le fait que plein d’autres personnes ait exactement la même envie que moi doit me dissuader d’y aller, justement ? Est-ce qu’on ne va pas voir le Taj Mahal sous prétexte qu’il y a des milliers de gens qui y vont chaque jour ? Bah non. Ça serait bien bête.
Et même si tout le monde ne va pas jusqu’au Canada (c’est vrai, après tout, personne n’a signé de contrat et chacun fait bien c’qui lui plaît plaît plaît), tout le monde marchera sur le même chemin, flippera sous les mêmes orages, luttera contre la même fatigue et se retrouvera autour des mêmes repas lyophilisés à parler problèmes intestinaux et matériel de rando. Alors finalement, peut-être peu importe les raisons pour lesquelles chacun décide de se lancer dans cette aventure, le plus important c’est peut-être les raisons pour lesquelles chacun décide de rester sur le PCT, d’aller au bout de soi et même un peu au-delà et surtout, c’est ce que chacun décidera de faire de cette expérience après, comment elle affectera le reste de sa vie. Et qui peut bien se permettre de juger ça ?
Alors je vais prendre le départ du PCT. Tout simplement parce que j’en ai envie et que ma religion m’interdit d’avoir des regrets. Et puis, parce que j’ai envie de m’impressionner moi-même. Marcher 4 240 kms sans se faire dévorer par un ours, c’est tout de même un sacré truc.
Pis, dites-moi, qui n’aurait pas envie de se retrouver là ?