En quittant Paris pour le tréfonds de la brousse, je m’imaginais la machette à la main et les Ray-Ban sur le nez, vaccinant à tour de bras les nourrissons encore accrochés aux dos de leurs mères dans des pagnes multicolores. Les semaines passant, j’aurais pris une jolie couleur caramel, appris quelques rudiments d’une nouvelle langue aux sonorités exotiques, croisé la route de quelques bestioles sauvages dont j’aurais même pas eu peur et avec un peu de bol, perdu quelques kilos…
Comme chacun sait, la vie, c’est rarement comme on l’imagine…
D’abord, point besoin de machette. C’est peut-être bien le tréfonds de la brousse mais personne ne m’a attendu pour débroussailler le coin. Ensuite, la vaccination, comme vous l’aurez compris et pour la sécurité de tous, c’est évidemment loin de mes dix doigts que ça se passe. Moi, j’ai tellement compté de liasses de billets imprégnés de vapeurs chauve-souricières ces dernières semaines que je commence à avoir envie de dormir suspendue par les pieds. J’ai désormais un bronzage limite plus ridicule qu’un cycliste sur le Tour de France (vous devriez voir la splendide marque de tongs que je me trimballe), j’ai péniblement appris quatre phrases en kiluba (ce qui fait toujours hurler de rire les trois quarts du village et commence à me vexer sérieusement), je fais toujours un bond de 8 mètres quand un IVNI, Insecte Volant Non Identifié, fait « Bzzz… » à côté de mon oreille et comme je n’ai pas croisé le reflet de mon image depuis bientôt six semaines (non, dans la brousse, bizarrement, on ne trouve pas de miroir en pied devant chaque case…), je serais bien incapable de vous dire si j’ai encore une forme vaguement humaine…
Et puis tout aussi exotique que ça puisse paraître, être expatriée à Malemba Nkulu, c’est pas forcément aussi dépaysant qu’on pourrait croire.
Il m’arrive par exemple de passer mon dimanche après-midi devant la télé à regarder un match de foot en buvant des bières. Et ouais… Alors certes, je pense bien qu’il ne m’est jamais arrivé en France de passer un dimanche après-midi de la sorte mais avouez que là, on est assez loin des courses d’antilopes…
Et puis y a pas qu’à la maison où finalement, ce n’est pas si différent. Au boulot aussi. Y a les tire-au-flanc qui se planquent dans les coins et qui n’en rament pas une. Y a ceux qui ont un grand sens de la théorie et discourent pendant des heures sur la meilleure façon de faire ce qu’ils ont à faire et à quel point ils ont été efficaces sur leur mission précédente mais au moment de passer à la pratique… pfffuit ! y a plus personne ! Y a ceux qui font exactement le contraire de ce que tu leur as demandé de faire juste parce qu’en fait, ils n’ont rien compris à ce que tu as bien pu leur dire, traduction oblige. Y a ceux que t’aurais bien envie d’embrasser sur les deux joues parce qu’au milieu de tout ça, ils ont bien fait ce que tu leur as demandé, eux. Bref, finalement, rien de nouveau sous le soleil si ce n’est le soleil qui lui, ne t’accorde pas une minute de répit (et tatoue tes pieds de façon ridicule donc…).
Ouais, finalement, au boulot aussi, y a des jours où je pourrais bien me croire à Paris.
Et puis il faut parler de ce que c’est dans la vraie vie que de vivre avec les gens avec lesquels tu travailles. D’habitude, quand tu es au boulot, y a les histoires de machine à café. Radio Moquette diffuse à longueur de journées les potins et autres anecdotes croustillantes qui arrivent à tes collègues et toi, avec ton âme charitable, tu ris à gorge déployée et surtout, tu pries pour que ton nom ne soit jamais mentionné. Bah ici, c’est la même. OK, on n’a pas de machine à café. Mais ça pipelette toute la journée. Toute. La. Journée. C’est-à-dire que même le soir quand tu rentres à la maison, vu que tu es toujours avec les mêmes personnes, tu racontes à ceux de l’hôpital ce qu’il s’est passé au bureau et vice-versa.
Et évidemment, après six semaines en quasi-vase clos, certains egos commencent à se sentir à l’étroit et la fatigue aidant, les tensions commencent à faire sentir. Comme en plus, je soupçonne que « forte personnalité » soit un des critères de recrutement prépondérant pour MSF, ça s’emballe pour un rien. Rapidement, le mec qui a fini le pot de Nutella au petit déj devient incompétent, celui qui n’a pas réapprovisionné le papier toilette ton ennemi personnel et celui qui n’est pas d’accord sur avec toi peu importe le sujet te déclare la guerre. En deux temps trois mouvements, on se retrouve en plein conflit planétaire. Le Loft, sans les caméras mais avec ses histoires de clans et son lot de drames quotidiens. Ça donne naissance à des situations ubuesques : un des médecins convoque l’intégralité de l’équipe à une réunion médicale (pardon mais… en quoi suis-je concernée, moi ?) pour faire savoir au monde entier qu’il n’est pas d’accord avec une décision prise par le coordinateur du projet puis emmène ses partisans dîner à l’extérieur. Faut alors sortir l’artillerie lourde, déployer des trésors de diplomatie et jouer les médiateurs entre les uns et les autres. Ça se finit en crise de larmes, en excuses prononcées du bout des lèvres et puis en tournée générale de bières… C’est qu’il nous reste encore quelques semaines coincés dans la brousse et que tant qu’à faire, si on pouvait ne pas s’entretuer…
Bon alors évidemment, dit comme ça, on pourrait croire que c’est un cauchemar. Mais la vérité c’est qu’on est dans une vraie cour de récré. Et comme j’ai pour l’instant réussi à conserver ma neutralité et les cordons de la bourse, je siffle la fin des négociations et arrose les cessez-le-feu à grands coups de Simba. Finalement, le management à Paris ou à Malemba… même combat…
Au fait, ce matin, après un énième sursaut de la jeep, mes yeux ont accroché le regard de quelqu’un dans le rétroviseur. J’ai failli dire bonjour quand mon cerveau m’a envoyé l’information suivante : « Ça fait longtemps que tu l’as pas vue, d’accord, mais c’est toi idiote ! »