Good Bye Congo…

 

Ça y est. Le Congo, c’est fini.

J’ai quitté le ciel bleu et blanc et la poussière rouge des rues de Lubumbashi. J’ai mené une dernière bataille contre l’armée de gens trop bien intentionnés qui voulaient porter ma valise pour moi, l’enregistrer pour moi, faire tamponner mon passeport pour moi. J’ai senti une dernière fois la sueur couler dans mon dos pendant que les pales du ventilateur s’agitaient mollement plusieurs mètres au-dessus. Puis je me suis docilement soumise aux dernières fouilles de sacs et à la longue file d’attente sur le tarmac. Une fois dans l’avion, je me suis enfin pelotonnée sur mon siège, j’ai enfoncé mes écouteurs dans mes oreilles et j’ai collé mon nez sur le hublot. C’est encore un vrai ballet dehors. Il y a un nombre pas croyable de gens qui vont et viennent autour de l’appareil. Y en a qui sont assis, qui regardent. Puis bientôt, ils disparaissent les uns après les autres, les moteurs s’allument et on se met à rouler jusqu’au bout de la piste. Je le sens vibrer une dernière fois sous moi, ce Congo qui m’aura tant appris, tant exaspérée, tant fait rire. C’est drôle, malgré tout, y a un truc qui se sert au fond de moi au moment où l’on s’arrache du sol. C’est peut-être juste la force centrifuge.

Les heures et les nuages défilent. Addis Abeba. La première fois que j’ai mis les pieds dans cet aéroport, tout était si exotique, si nouveau. Aujourd’hui, je peste contre les touristes qui déambulent le nez en l’air à la recherche d’indications sur les écrans. Y en a pas, ils ne fonctionnent pas. Ils ne sont pas branchés. La nuit tombe pendant que j’avale une grande crêpe éthiopienne trempée dans des sauces épicées. C’est pas mauvais ça ! Peut-être que la prochaine fois je devrais demander une mission en Ethiopie…

Une autre file d’attente, une autre fouille, un autre avion. Une nuit torticolis. Puis le choc des roues sur le sol. « Bienvenue à Roissy Charles de Gaulle… ». Des couloirs, les yeux encore rouges et gonflés de sommeil des passagers qui se regardent comme s’ils ne savaient pas vraiment où ils sont. Le « Bonjour ! » sonore des policiers qui contrôlent les passeports. Le tapis à bagages qui tourne de longues minutes vide. Les premières valises qui sortent toute enturbannées de plastique vert. Ma valise. Tous ces rituels, tous ces rites de passage, tout ça pour me retrouver dans les couloirs gris et froids de Châtelet-les-Halles, traînant mes 30kg sur roulettes derrière moi en soufflant.

Quand je sors enfin du métro, il est 7h. Premier choc : il fait nuit noire. Ah oui. Ici, le soleil ne se lève pas à 5h. Et puis il fait froid ! Enfin, il fait 10°C. Ce qui, je vous l’accorde, pour un 21 décembre à 7h du matin, est inhabituellement doux. Mais avec juste ma petite polaire sur le dos (bah oui, quand je suis partie le 16 septembre, y avait pas vraiment besoin de plus) je grelotte comme une pauvrette. Et puis, inutile de vous dire que les bureaux de MSF ne sont pas exactement ouverts à cette heure-ci. Me voici donc sur le trottoir avec armes et bagages, enfin surtout bagages. Il est 7h et Paris s’éveille (oui, on est en heure d’hiver). Dans la rue, le camion poubelle passe lentement au rythme de son gyrophare orange, un SDF est emmitouflé dans un sac de couchage sous une porte, le Starbucks reçoit ses livraisons. Sur le trottoir d’en face, la boulangère aligne soigneusement les croissants dans sa vitrine. C’est donc chez elle que je décide de me réfugier. Et tandis que, perchée sur un tabouret, les volutes du tout petit café chatouillant mes narines, le beurre du croissant faisant briller mes lèvres et mes doigts, j’observe les gens emmitouflés dans de grosses écharpes se presser pour disparaître dans la bouche du métro, je réalise : le Congo, c’est fini. Retour à cette autre vie.

Publicité

Le blues de la dernière semaine

C’est la dernière semaine. Dimanche prochain, je serai dans l’avion pour Paris. Alors y a tout un tas de dernières fois et chacun de mes gestes appelle la nostalgie.

C’est le dernier dimanche soir. Vous savez ? Comme un dimanche soir. Cette grosse flemme du dimanche soir. Le chat qui joue sur mes genoux avec une petite pelote de laine échevelée. Ouvrir le frigo, contempler le contenu, pousser un soupir et refermer le frigo. Pas envie de faire à manger. Juste traîner. Regarder un film et s’endormir au milieu, bercée par la respiration du chat qui dort déjà depuis un moment.

Puis c’est le dernier lundi matin. « Wakamapoïïïïïï tout le monde !! Ça a été le week end ? Sapulanga ? Biyampé !!»

Puis c’est le dernier mardi matin. Le dernier départ de l’avion. Le dernier lever à 5h. Ceux qui partent ce matin, je ne les reverrai pas. Ils démarrent leur aventure et je finis la mienne. Une petite pincée de jalousie je crois. Et les dernières brioches.

Puis c’est le dernier mercredi matin. Le dernier jeudi matin. Et le dernier vendredi matin. Les derniers emails, les derniers bookings, la dernière expédition à la banque, les premières photos souvenirs.

Puis c’est le dernier vendredi soir. Les premiers au-revoir à tous ceux que je ne reverrai plus ce week-end. Je réalise que ce sont plutôt des adieux. J’ai une petite boule dans la gorge. On se serre dans les bras, on se met des tapes dans le dos, on rigole un peu pour masquer l’émotion. Mais elle est bien là.

Puis c’est le dernier samedi. Le dernier caddie à la caisse de l’Hper Psaro. Commencer à faire sa valise. Tout plier, tout ranger, tout vider. Puis le dernier après-midi dans le hamac avec le chat. Les mangues qui commencent tout juste à être mûres. Jusqu’à quand aurait-il fallu rester pour voir les branches crouler sous le poids des fruits juteux et sucrés ? Puis enfin le dernier coucher de soleil.  Puis la dernière soirée, la dernière pizza au restaurant du zoo avec les copains qui sont devenus si proches si vite et qui vont disparaître, certains pour toujours. Les dernières bières, les derniers éclats de rire. Puis le dernier retour à la maison. La voiture qui glisse dans la ville plongée dans le noir. La radio qui grésille. Ce soir, tout est plus aigu, tout est plus doux, tout est plus.

Puis c’est la dernière nuit. Le chat qui saute sur le lit. Lui, il ne sait pas. Il me regarde mais il ne sait pas que c’est fini. Que c’est la dernière fois qu’il va se pelotonner contre moi et rêver de chasse aux souris. Remarquez bien qu’il s’en fout sûrement. Vu la taille de son cerveau, ça m’étonnerait que le concept d’adieu à jamais résonne quelque part…

Et puis c’est le dernier dimanche matin. La dernière douche, ranger les dernières choses qui traînent. La dernière fois que je shoote le chat qui traîne dans mes pieds. La dernière fois que je lui donne ses croquettes pendant que je me prépare la dernière omelette bacon-fromage-tomates et les derniers toasts. La dernière vaisselle. Le chat est déjà retourné sur le lit. Normalement, on fait la sieste tous les deux. Là, il comprend pas très bien pourquoi je m’agite. Ni pourquoi je le serre si fort. Ni pourquoi je quitte la chambre en traînant cette grosse valise.

Puis les derniers adieux. Au revoir tous ceux qui étaient devenus le quotidien. Au revoir ceux qui restent encore quelques semaines, quelques mois, ceux qui seront toujours là. Bien sûr qu’on se reverra, le monde est petit. Les dernières photos souvenirs, le sourire un peu crispé.

On pourrait croire que je n’ai aucune envie de quitter cette ville. C’est faux. Je suis contente de rentrer. Chez moi. Voir les miens. Mais ces derniers jours avaient un fort goût de « plus jamais ». Et c’est toujours triste les « plus jamais ».

Sur la route qui m’amène à l’aéroport, j’essaye de graver une dernière fois sur mes rétines les images de cette ville qui était devenue ma ville, les odeurs, les couleurs, les bruits. Il ne restera aucune trace de mon passage dans cette chambre, dans cette maison, dans ce bureau, dans cette ville. Pourtant, en moi, il va rester l’écho de tout ça. Dans ma mémoire, il va rester les images, les odeurs, les couleurs, les bruits. Et les sourires. Alors je souris aussi.

Cette page-là est finie mais la suivante est encore blanche. Et il est temps d’y écrire de nouvelles histoires.

T’as des tongs, tu rentres pas…

 

C’est un fait, j’ai les pieds plats. Déjà qu’avant, ma voûte plantaire n’était pas exactement le trait le plus marqué de mon caractère mais maintenant que ça fait près de 8 mois que je marche en tongs tous les jours que Dieu fait, ça ne s’arrange pas. On pourrait disserter à propos de mes pieds pendant des heures, les connaisseurs savent que le sujet est inépuisable. Heureusement, ça n’est pas le sujet de notre histoire. Non. Le sujet de notre histoire, c’est plutôt ce qu’on met dessous. Des tongs donc. Ou des gougounes si vous vous brossez les dents au sirop d’érable.

Resituons le contexte. Vous vivez depuis plusieurs mois maintenant dans une mégapole africaine. La population y est métissée : Noirs, Blancs, Jaunes, et toutes les couleurs de l’arc en ciel en découlant. La population y est très pauvre. Ou très riche. Ou très entre les deux. Tout le monde a des smartphones mais l’asphalte ne couvre pas les axes secondaires. Tout le monde mange au resto : un steak à 60 dollars ou une boule de manioc à 20 centimes. Y a des chiens, des vaches, des chèvres et des gens qui font les poubelles. Y a des voitures de sport garées devant le Karavia Hotel. Y a de tout, tout le temps, partout. Mais s’il y a une chose qui est constante, c’est la météo. En tout cas, depuis 8 mois, ça ne change pas. Tu te lèves, le ciel est bleu. Tu vas au boulot, le ciel est bleu. Tu rentres déjeuner, le ciel est bleu. Le soleil se couche, le ciel est… flamboyant. J’exagère à peine. Le nombre d’averses se compte sur les doigts d’une main de lépreux. Et puisque la température moyenne flirte avec les 30 degrés, tu te poses pas trop de questions quant à ce que tu vas enfiler avant de sortir de la maison le matin. Ta bonne vieille paire de gougounes bien sûr !!! (NDLR : On va arrêter d’utiliser le mot « gougounes ». J’adore nos amis québécois mais tout de même, c’est ridicule…)

Bon, la conséquence de tout ça, c’est que t’as les pieds plats. Mais tu t’en fous, c’est quand même monstre confortable… Du coup, tes tatanes, tu te les traînes du moment où tu poses un pied hors de ton lit de bon matin jusqu’au moment où, ivre de fatigue ou ivre tout court et normalement une fois que le soleil est couché, tu te crashes sur ton matelas. Tu vis dans ta paire de tongs et tu es un homme heureux.

Du coup, quand le samedi soir on te dit : « Tu viens ? On va traîner à Kamalondo… », tu réponds : « Ouais ! Bien sûr ! », tu sautes dans la voiture et tu repasses pas par chez toi mettre des escarpins (t’façon, tu sais plus marcher en escarpins, ça sert à rien).

Mais la question n’est pas là. La question c’est… mais c’est quoi ça, Kamalondo ? Alors, là, la réponse est très simple : Kamalondo c’est LE quartier de Lubum où on sort. Je veux dire où tout le monde sort. Tout. Le. Monde. Les jeunes, les vieux, les riches, les pauvres… tout le monde. Bon. C’est pas exactement vrai. Tu verras jamais de Chinois à Kamalondo. Et puis, tu vois très très peu de Blancs aussi. Mais c’est bien ça qui fait que Kamalondo est Kamalondo. C’est un dédale de petites rues où s’alignent les petits bars et entre chaque bar, y a des vendeurs de michopos, ces petits morceaux de viande de chèvre marinée, grillée et bien épicée. Alors quand tu viens avec tes potes le samedi soir à Kamalondo, tu te dégotes une table devant un bar, tu ramasses quelques chaises, tu commandes ta bière et tu vas te chercher quelques michopos à grignoter. Puis toi et tes potes, vous passez la soirée à vous regarder dans le blanc des yeux parce que de toute façon, la musique est bien trop forte pour que tu n’entendes ne serait-ce que ton voisin… Une fois que vous avez bu une ou deux bières (je rappelle qu’ici, la bière standard fait 75cl alors 2, c’est déjà bien…), vous décidez généralement d’aller danser. Vous pourriez très bien danser autour voir sur votre table mais vous êtes déjà souls de bière et de rumba congolaise alors vous décidez d’aller dans un club. Et comme vous ne vous refusez rien, vous allez dans le plus classe de la ville. Ça tombe bien, il est dans la rue juste derrière. Ça s’appelle Ngwasuma VIP. Ouais. VIP. Et pour que tu comprennes bien que quand t’es là-dedans, t’es pas n’importe qui, c’est le seul endroit de la ville où on vend des bières de 33cl. Que tu payes 4 fois plus cher que celles que tu as bues une demi-heure plus tôt. Ça pourrait donc s’appeler le Pigeon VIP mais non. C’est Ngwasuma. Comme tu l’as compris, chez Ngwasuma, on ne laisse pas rentrer n’importe qui. Faut préserver la réputation de l’endroit, c’est normal. Et c’est là que se produit le drame… Tu le vois venir, non ? Bah ouais… t’as des tongs… Et chez Ngwasuma, t’as des tongs, tu rentres pas… Oh que non… La première fois, tu crois que c’est un peu une blague. La boîte est à moitié vide, tu vois les serveurs roupiller derrière le bar, tu te dis que si tu négocies avec les videurs (ils sont 2, on sait jamais…) et que tu te fends de ton plus joli sourire, tu vas bien réussir à les convaincre. Et pendant que t’es là à papillonner des cils comme pas permis en chouinant : « Allez… S’il vous plaît… », entre derrière toi un groupe de sapeurs.

Peut-être que tu n’as jamais entendu parler des sapeurs. Les sapeurs, ce sont les rois de la sape. Ceux qui s’habillent non pas pour ne pas déambuler nus comme des vers mais pour en mettre plein la vue. Ils sont clinquants, rutilants, brillants de la tête aux pieds. Et à leurs pieds, justement, tu remarques les chaussures les plus pointues, les plus cirées et les plus extravagantes que la mode ait créées. Toi, dans ton jean qui a maintenant près de 2 tailles de trop, ton t-shirt qui n’a plus de forme et tes tongs  en plastique, bah… t’as presque honte. Tu lèves une dernière fois ton regard implorant sur le videur qui, derrière ses bras croisés ostensiblement sur ses pectoraux démesurés et les yeux cachés derrière ses lunettes de soleil (oui, oui, il fait nuit noire mais un videur n’est pas un videur sans lunettes de soleil) t’assène un tonitruant : « No flip-flops !! » Alors, tes flip-flops et toi, vous tournez lamentablement les talons et vous partez à la recherche de la voiture.

Nan mais tu t’es cru à Cavalaire au Tropicana ou quoi ? Ici, t’as des tongs, tu rentres pas !!

Où l’on parle de religion

 

Comme vous le savez, ou peut-être pas, on ne plaisante pas avec la religion en Afrique. Moi, tant que chacun laisse son voisin libre de croire ce qu’il veut, je me fous bien de ce que les gens croient. Je n’impose ma vision des choses à personne et personne ne me convaincra qu’il y a un œil quelque part dans l’univers qui nous surveille et nous jugera une fois qu’on les aura fermés, les yeux, pour la dernière fois. Ici, on trouve de tout : des chrétiens de tous poils (et même de poil dont vous n’avez jamais entendu parler comme l’église du 32ème parallèle…), des musulmans de toutes les couleurs et même des juifs (mais pas beaucoup, c’est vrai). Et puis mixées avec la religion, on trouve les croyances, le vaudou, les traditions, la sorcellerie… Bref, niveau spiritualité, y a de quoi s’occuper. Evidemment comme chacun pense détenir la vérité, ça mène invariablement à des conflits, des tueries, des massacres, des guerres… Ce qui est inconcevable par contre, c’est de ne pas croire. En Dieu, aux esprits, à ce qu’on voudra mais si vous dites que vous ne croyez en rien voire pire que vous croyez qu’il n’y a rien, on va vous regarder au mieux avec consternation, au pire avec horreur.

Laissez-moi vous raconter une petite anecdote à ce sujet…

L’autre jour, je vais à l’aéroport récupérer un passeport qu’un de mes gentils newbies à laisser là. Je ne vous ai jamais raconté cette histoire ? C’en est une bonne aussi mais je vous la raconterai une autre fois. Bref, je vais à l’aéroport. Je me faufile jusqu’au bureau du Chef de poste de la Direction Générale de la Migration. Moi, si j’étais Chef de poste de la Direction Générale de la Migration, je serai pas une petite rigolote. Il est 11H30. J’avais rendez-vous à 11H mais je me suis adaptée à l’heure congolaise… D’ailleurs, M. le Chef de poste, il est pas encore là. Alors j’attends.

Un bon quart d’heure plus tard, il fait son entrée. Tonitruante. Il ouvre la porte en verre à toute volée (c’est peut-être pour ça qu’elle est toute bardée de scotch…), se retourne, aboie d’une voix de stentor des ordres en swahili sur une bande de petits gars que je ne vois pas mais que j’imagine tremblants et suants (fait chaud dans c’pays…) et il se tourne vers moi, me jauge et tout à coup, se fend d’un immense sourire. Tout sanglé dans son costume amidonné, il est beau comme un camion. Il enlève son képi, me serre la main et me dit : « Ma chère mademoiselle, asseyez-vous… ». Moi, les camions, j’ai jamais pu résister : je suis charmée.

Alors je lui explique ce qui m’amène. Le petit nouveau qui n’avait pas assez d’argent sur lui au moment de payer le visa, le passeport qui est resté en otage, le besoin absolument impérieux que j’ai de récupérer ledit passeport pour me mettre en conformité avec la loi et faire voyager son propriétaire… Il a l’air attentif, il hoche la tête… « Pas de problème mademoiselle. Si vous avez apporté de quoi payer le visa, on va vous le délivrer tout de suite… ». Je le savais qu’il était charmant.

« Bon. Sauf que tout de suite, c’est pas vraiment possible vu que le chancelier, il est pas là. Et le chancelier, c’est lui qui a le tampon. Et pas de tampon, pas de visa. Et pas de visa…, pas de visa.» Ah. Bah on va l’attendre alors, non ? « Oui oui, comme vous voulez. Restez ici, il va venir. » Très bien. Le camion ressort après m’avoir à nouveau serré la main. Le bureau est climatisé, la chaise est rembourrée, je suis prête à attendre. Alors j’attends.

Un bon 45 minutes plus tard, je ronfle, la tête renversée sur le dossier avec un léger filet de bave qui sèche sur mon menton, quand la porte s’ouvre sur le chancelier. Comparé au camion, c’est une Coccinelle. Rouillée. Il envoie pas de la bûchette, quoi… Mais bon, c’est lui qui va arranger mes affaires alors je me colle un sourire aimable et j’attends tranquillement qu’il sorte ses petits stylos de son cartable. Visiblement, lui aussi a décidé d’être aimable. Très aimable même. « Mais bonjour petite mademoiselle ! Vous venez me voir ? Comme c’est gentil… » Ouais. C’est ça. Je suis gentille et j’ai besoin d’un tampon, d’une signature et d’un reçu de paiement. Alors fissa, et que ça saute, ça fait déjà presque 2 heures que je suis là… Et pendant que le chancelier aligne ses crayons, fait apparaître le tampon tant convoité et sort du fatras improbable qui couvre son bureau le passeport que je suis venue récupérer…

– Tu sais… on peut se tutoyer, hein ?

– Bah…

– Oui parce que tu es mon amie… on peut être amis, hein ?

– Bah…

– Non ? Tu veux pas qu’on soit amis ?

– Si, si…

– Ah ! Bah on peut se tutoyer alors ! Tu sais, mon amie, moi, je veux voyager en Europe.

– Ah oui ? Bah c’est possible ça.

– Oui je sais. Mais je veux pas voyager en Europe. Je veux aller en Europe, trouver une Blanche, me marier et faire des enfants.

-… Ah… oui… Mais tu sais, tu peux aller en Europe, trouver une Blanche mais t’es pas obligé de te marier pour faire des enfants.

– Quoi ? Ah mais vous, les blancs, vous êtes compliqués… Mais pourquoi vous voulez pas vous marier ? Toi, par exemple, tu es mariée ?

– Bah oui, tiens ! Moi, par exemple ! Et bah non, moi, je suis pas mariée !

– Mais pourquoi ? Ton père, il te dit pas qu’il faut te marier ?

– Ah bah ça, ça serait bien la meilleure !! Non ! Il me dit rien du tout !

– Ah la la… Vraiment… Vous, les Blancs, vous êtes compliqués… Mais pourquoi tu veux pas te marier ? Tu veux pas avoir d’enfants ?

– Présentement, non, je ne veux pas avoir d’enfant. Mais même si je voulais, je suis pas obligée de me marier pour ça.

– Ah mais si ! Tu sais, c’est important !

– Bah… pas pour moi.

– Ah non, vraiment, vous êtes compliqués… Moi, je veux me marier. Parce que c’est important. Pour ma famille. Et puis pour Dieu aussi.

– Ah… pour Dieu…

– Bah oui. Tu pries dans quelle église toi ? Pentecôtiste ? Baptiste ?

– Ah moi, je ne vais pas à l’église.

Jusque-là, la conversation était plutôt sur un ton cordial voire badin. J’aurais accepté de l’épouser dans la minute et de lui faire 4 enfants dans les 5 d’après que je n’aurais pas pu lui faire plus plaisir… Mais quand j’ai dit que je n’allais pas à l’église, il a relevé la tête du passeport sur lequel il était en train d’appliquer un buvard pour faire sécher l’encre du fameux visa et son sourcil droit s’est mis à tressauter.

– Ah bon ? Mais… tu es musulmane ?

– Euh… non…

– Ah bon ? Mais tu pries où alors ?

– Bah… je ne prie pas.

– Mais… tu crois en Jésus quand même ?

– Ah bah non, justement, tu vois. Je ne crois pas en Jésus.

– Mais… mais… mais… alors… tu es… SATAN !!!

Là, clairement, l’envie de m’épouser lui était passée. Il était consterné. J’ai éclaté de rire. Qu’on me trouve parfois légèrement machiavélique, d’accord. Mais Satan, quand même, faut pas pousser !

– Non, non ! Je ne suis pas Satan ! Simplement, je ne crois pas en Dieu. C’est comme ça.

– Mais… c’est pas possible ! Tu dois croire en Jésus !

– Bah non. Je ne « dois » pas croire en Jésus. Ecoute, je respecte le fait que toi, tu y crois. Mais moi, je n’y crois pas. C’est tout. Puis tu sais, en Europe, y a beaucoup de gens qui n’y croit pas.

– Oui mais ça c’est parce que ce sont des Arabes !

– Ah non ! Pas seulement ! Y a aussi plein de Blancs qui ne croient pas en Dieu et qui ne  vont pas à l’église.

– Mais… enfin… c’est pas possible ! Je ne te crois pas.

– Mais si ! Je te jure ! C’est vrai !

– Mais comment ? Je veux dire… c’est quand même vous, les Blancs, qui nous avez apporté Dieu en Afrique !!

Là, c’était mon tour d’être décontenancée. Je savais que depuis un moment, j’étais en terrain glissant mais là, qu’est-ce que je pouvais lui répondre ? Que d’ici 3 ou 4 siècles, on pouvait espérer que les religions en Afrique seraient un tout petit moins importantes, que les démocraties seraient un tout petit plus fortes et que 1000 colombes allaient répandre la paix sur Terre ?

Alors j’ai trop rien répondu. On a continué à bavasser gentiment. Mais chaque fois que quelqu’un entrait dans ce fichu bureau, mon nouvel ami s’exclamait : « Hé ! Je te présente Anne Lise, ma nouvelle amie ! Elle ne croit pas en Dieu ! » Et le nouvel arrivant ouvrait de grands yeux et me disait : « Mais non ! C’est pas vrai… On fond de toi… tu crois, hein ? »

Deux heures plus tard (oui, il m’a fallu 4 heures pour obtenir un visa… 4 heures et 90 dollars…), je suis ressortie de l’aéroport. Et je me suis dit que la prochaine fois qu’on me poserait la question, je répondrai sûrement que je suis catholique. Classique pour un Européen. C’est pas que l’idée d’incarner Satan ne me plaise pas un peu… je l’avoue, ça me fait un peu rigoler, mais quand même, dans un pays où on brûle les gens pour sorcellerie, je suis pas sûre que ce soit une bonne blague…

 

Rencontre du 32ème type

Ce matin, comme tous les matins, j’arrive au bureau à 7H30.

Ce matin, comme tous les matins, je sers la main de tout le monde. Les gardiens, les chauffeurs, la radio opératrice, l’acheteur, le magasinier, les logisticiens, le cuisinier, les assistants admin, …

Ce matin, comme tous les matins, je gratifie tout le monde d’un « Ca va bien ? » et ce matin, comme tous les matins, tout le monde répond invariablement : « Un peu… »

Ce matin, comme tous les matins, je m’assois devant mon bureau, j’allume l’ordinateur et je regarde les emails se charger lentement.

Ce matin, comme tous les matins, je vais répondre à 2-3 urgences, faire 2-3 réservations d’avion, les modifier 2-3 fois, signer 2-3 demandes de congés, contresigner 2-3 factures, valider 2-3 commandes, …

Ce matin, comme tous les matins, je vais m’étonner que mon assistant mette plus de lait en poudre et de sucre dans son café que de café à proprement parler. La prochaine épidémie de ce continent sera la diabète…

Ce matin est décidément comme tous les matins. Sauf que non. Et je ne le sais pas encore mais ce matin, je vais faire une drôle de rencontre.

Il est 11H03. Le gardien rentre dans mon bureau et m’annonce que j’ai un visiteur. Jusque là, rien d’anormal. Je suis visitée en moyenne 39 fois par jour. Alors je dis : « C’est qui ? ». Là, le gardien me regarde avec des yeux ronds, hausse les épaules et répond : « Un monsieur. ». Bien. Très bien. J’ai pas vraiment la place de recevoir les visiteurs dans mon bureau, on est déjà 4 à s’y entasser. Alors allons donc voir de quoi il s’agit.

Je sors du bureau et j’aperçois près du portail 2 hommes en costume. Je regarde mon gardien. « Bah… ils sont deux, non ? ». « Si… ». Petit soupir de ma part, haussement d’épaules de la sienne. Il y a un proverbe ici qui dit : « Un homme chic n’a jamais chaud ». Moi, je dois pas être très chic, je crève de chaud tout le temps. Mais eux, visiblement, ils supportent très bien la chemise à manches longues, la veste, les souliers pointus qui brillent de mille feux et la cravate. Et on ne peut pas dire qu’ils ressemblent au visiteur lambda. Les choses prennent donc une tournure inhabituelle. Et comme tout ce qui est inhabituel, c’est un peu inquiétant.

Les deux messieurs s’avancent donc vers moi, me rejoignent sur les marches du perron et me serrent la main. Et là, s’ensuit le dialogue de sourds le plus étrange que la Terre ait jamais entendu…

– Bonjour Messieurs…

– Bonjour Madame ! Nous sommes des inspecteurs de l’INSS (l’Institut National de Sécurité Sociale). Nous venons vérifier vos preuves de paiement.

– Ah oui ? Très bien. Je peux voir votre ordre de mission ?

– Mais bien sûr ! Voilà…

– Ah oui… mais il est périmé votre ordre de mission.

– Mais non pas du t…

– Ah mais si ! Regardez, c’est marqué là : valable jusqu’au 31 mai. On est bien en novembre, non ?

– Ah non mais en fait vous voyez, on a écrit à côté « le cas échéant ». C’est pour dire que c’est valable jusqu’à la fin de notre mission.

– … !!!??? Non, je ne crois pas. Et puis c’est quand la fin de votre mission ?

– C’est quand on a fini de contrôler toutes les ONG.

– Ah bah vous êtes pas prêts d’avoir fini !! Mais vous voulez voir quoi au juste ?

– Comme vous n’avez pas payé les cotisations, on doit contrôler les preuves de paiement .

– Pardon ??? Ah mais si, on a payé nos cotisations ! Je les paye moi-même chaque mois les cotisations ! Mais ça va être compliqué. Elles sont dans ma comptabilité, les preuves de paiement. Et ma comptabilité, elle est à Kinshasa.

– Ah bon ? Ah… en tout cas, vraiment, c’est compliqué… Nous, on doit contrôler les preuves de paiement.

– Oui… mais elles sont à Kinshasa je viens de vous dire. Et puis à partir de quand vous dites qu’on n’a pas payé ?

– Ca, on ne sait pas.

– … !!?? Quoi ??? Bah alors comment vous savez qu’on n’a pas payé ???

– Ca, on nous l’a dit.

– …

– Mais vous n’avez qu’à nous montrer les preuves de paiement et puis c’est bon.

– Non mais… bon, OK. Je peux demander à Kinshasa de me les renvoyer. Mais à partir de quand vous les voulez ?

– A partir du moment où vous avez arrêté de payer.

– MAIS PUISQUE JE VOUS DIS QU’ON A JAMAIS ARRÊTE DE PAYER !!!

Là, je vous avoue, mes nerfs ont lâché. Je me suis mise à rire. De consternation, d’énervement, de « oh mon Dieu ! mais comment est-ce possible ??? ».

Mais ils se sont pas démontés. Ils sont restés droits dans leurs souliers pointus. Alors j’ai retrouvé quelques copies d’ordres de virement qui traînaient dans un classeur et qui n’étaient même pas à jour et je leur ai collées sous le nez. Ils ont regardé, ils ont tourné les pages, ils ont hoché la tête et puis ils ont dit : « OK. Merci beaucoup. On reviendra quand vous aurez reçu les preuves de Kinshasa. »

J’ai ouvert la bouche, failli dire quelque chose, puis je me suis ravisée.

On s’est serré la main et je les ai regardé partir. Au moment de franchir le portail, un des deux s’est retourné et m’a fait un signe de la main.

Je pense qu’ils sont remontés dans leur soucoupe volante de l’autre côté de la rue…

Les cons, ça ose tout.

C’est d’ailleurs à ça qu’on les reconnaît.

Parce que, aussi incroyable que ça puisse paraître, dans l’humanitaire, comme partout ailleurs, y a des cons. La connerie est une denrée assez universellement répartie. Je sais pas si faut trouver ça rassurant.

Comme partout ailleurs, y a des gentils cons. Ceux qui sont juste un peu agaçants, un peu à côté de la plaque. Comme celle qui, à peine débarquée à Lubumbashi, te demande à quelle heure ferme la piscine ou si t’as les coordonnées d’une esthéticienne mais seulement si elle épile au fil ou encore si on peut pas éteindre le wifi parce qu’elle ne supporte soi-disant pas les ondes. Agaçante mais pas fondamentalement méchante.

Mais malheureusement, y a aussi des gros cons. Ceux qui font de ta vie un enfer. Ceux que tu te demandes comment et surtout pourquoi ils sont là. Je veux dire, je comprends qu’on n’ait pas tous la vocation humanitaire chevillée au corps. Moi la première, c’est pas comme si j’avais toujours eu une envie irrépressible d’aider mon prochain. Mais je me targue d’être plutôt ouverte d’esprit et d’aimer l’idée d’aider concrètement des gens qui en ont vraiment besoin. Visiblement, tous les gens qui sont ici ne sont pas exactement dans ce cas… Je vous donne un exemple. Y a un type qui est arrivé ici il y a 2 mois. Moi, je ne l’ai pas vu, il est arrivé pendant que j’étais en France. Il a passé 2 jours à Lubumbashi avant de partir sur le terrain. Les gens qui l’ont vu l’ont trouvé un peu agaçant (il parlait trop et trop de lui-même) mais plutôt vif et motivé. Moi, je communique avec lui par mail. Certes, je suis agacée par le fait qu’il m’appelle « ma grande » alors qu’on n’a pas gardé les cochons ensemble mais parfois, je suis un peu susceptible alors ne nous formalisons pas. Par contre, le fait qu’il dénigre constamment le travail de ses collègues en général et de son assistant congolais en particulier me dérange franchement. Je considère que traiter son assistant de « fonctionnaire de l’humanitaire » quand le gars bosse depuis 10 ans dans le métier et toi depuis 3 semaines est totalement déplacé. De même lorsque tu pinailles pour payer les heures supplémentaires de gens qui sont sur le terrain depuis plus de 4 mois non stop sans rentrer dans leurs familles et que tu les fais trimer samedis et dimanches inclus. Mais ça, c’est mon opinion, et tant que le chef de projet se dit satisfait du boulot abattu, je ne remets pas en cause les compétences d’un gars qui est peut-être juste un goujat.

Là où ça se corse, c’est quand j’entends dire qu’un soir, alors qu’il est rentré plus tard que d’habitude du bureau et qu’il ne lui restait rien à manger (oui, parfois, ça arrive), il s’est mis à insulter ses collègues en les traitant de « gros Africains » et en les comparant à lui-même « qui n’a que la peau sur les os » et qu’il a fini par hurler que la prochaine fois, il cracherait dans les casseroles pour être sûr d’avoir à manger…

Certes, ce job peut être stressant. Et il arrive de perdre ses nerfs. Mais quand on est dans ce pays depuis plus de 48 heures et qu’on sait qu’un coup de poignard dans le noir ou une crémation improvisée peut arriver n’importe quand, on sait aussi que proférer des insultes à caractère raciste n’est peut-être pas la chose la plus maligne à faire…

Mais admettons, le gars perd ses nerfs donc puis la nuit passe, il se reprend, il se rend compte qu’il a complètement déconné et il présente ses excuses à l’équipe au grand complet. C’est un peu tard, le mal est fait mais chacun y met du sien et tout le monde essaye de reprendre des relations cordiales ou tout du moins normales.

Sauf que. La semaine suivante, il force son assistant à écrire une lettre dans laquelle le pauvre gars admet faire son boulot par-dessus la jambe et avoir besoin qu’on le traite (je cite) « comme un enfant parce qu’il ne comprend rien ». Là, je sens que la Cellule des Abus va pouvoir venir faire une descente… Alors j’alerte au-dessus de moi. J’appelle d’ailleurs notre ami le gros con et lui explique qu’il ne peut pas faire ça. Que c’est illégal. Lui, il s’énerve, il hurle dans mes pauvres oreilles et me jure que son assistant n’est qu’un bon à rien qui fait exprès de lui pourrir la vie. Moi, je pense surtout que celui qui pourrit la vie des autres… bref… Là encore, il est vrai que l’assistant n’est pas tout blanc (hum… on avait dit pas de blague raciste…) mais il n’a certainement pas mérité d’être traité de la sorte.

La cerise sur la cupcake arrive quelques jours plus tard lorsqu’un des hauts dignitaires du village où travaille notre gros con vient lui présenter une facture pour la location d’une maison que le projet occupe depuis plusieurs semaines. Le prix est quelque peu… disproportionné. C’est vrai. En même temps, si on prenait le temps de négocier le prix avant de refaire la toiture de ladite maison, on éviterait les surprises du genre. Là, notre gros con pète les plombs. Il se met à hurler que les Congolais sont des enculés et que le Congo est un pays de voleurs et que l’Afrique ne pourra jamais s’en sortir avec des enculés pareils. Oui. Texto. Le gros con, ça ose tout. Ça n’a peur de rien. Même pas de mettre éventuellement la vie de ses petits collègues en danger.

C’est là qu’on a collégialement décidé d’en faire un 20kg/24heures. Dans le jargon, ça veut dire qu’on envoie un avion dans les 24 heures le récupérer lui et ses 20kg de bagages. Bon, je vous passe les petits détails techniques comme faire revenir en urgence son passeport qui se promenait à Kinshasa ou le fait que ce soit moi qui ai dû lui annoncer qu’il rentrait illico presto à Paris (j’avais mis 2 bureaux entre lui et moi, pour pas prendre de risque…) et qu’on allait se passer de ses services (ne passez pas par la case départ, ne touchez pas 20 000 francs et bien le bonjour !).

Et vous savez ce que j’ai fait une fois le gros con hors d’état de nuire ? Je suis allée chercher les horaires de la piscine… Finalement, les autres, je les aime bien…

Le jour où j’ai réalisé que je travaillais pour une agence de voyages

Ça fait 9 ans que je travaille. Et 4 fois que je change de métier. J’ai toujours pensé que je ne ferais pas la même chose toute ma vie. Mon imagination est beaucoup trop débordante pour ça. Ou alors je suis une éternelle insatisfaite, allez savoir…

J’ai fait 4 métiers différents mais j’ai aussi voulu être gérante d’une maison d’hôte en Bretagne, éleveuse de chèvres dans les Alpes, conductrice de camions géants dans les mines chiliennes ou éleveuse d’huîtres au large des côtes australiennes. Ou pâtissier-magicien. Pourquoi pas ?

Avec MSF, chaque jour, je découvre de nouvelles choses, de nouveaux terrains de jeu, de nouveaux métiers. C’était un peu la même chose quand je travaillais dans la restauration remarquez bien. Je suis tombée dedans un peu par hasard, j’y connaissais rien, j’ai appris sur le tas et j’y ai fait un petit bout de chemin. Bah là, c’est pareil. Il y a 6 mois, je ne connaissais rien à la gestion d’un projet médical en brousse et je suis en train d’apprendre sur le tas. Et j’apprends des tas de choses extraordinaires.

Par exemple, qu’il faut compter 40 litres d’eau par jour et par personne sur un projet rougeole. Ce serait un peu différent si on faisait du choléra (je vous fais pas de dessin…). Que dans la mesure du possible, il faut construire des latrines adaptées aux enfants sinon, ils ont peur de tomber dedans. Qu’il faut toujours prévoir un puit perdu plein de sable après une aire de lavage pour dégraisser les eaux. Que vouloir mettre un générateur triphasé quand on a plein d’installations électriques à monter c’est tout pourri, ça oblige à faire des calculs de malade qui ne fonctionnent jamais. Qu’il faut toujours mettre un kit de désembourbement dans une voiture. Même en saison sèche. On sait jamais. Qu’un Cessna 210 a besoin d’une piste de 1400 mètres pour atterrir quand il est chargé à plein. Et que la piste doit être bien plate et couverte de latérite pour que ce soit bien dur et que l’avion ne rebondisse pas.

On m’a dit : « Tu vas gérer les ressources humaines et la finance. » Mais moi, j’apprends des tas d’autres trucs. Et avouez que c’est quand même plus rigolo que la finance…

On m’a dit : « Tu pars travailler pour une organisation humanitaire. » Mais le week-end dernier, j’ai réalisé que je travaillais pour une agence de voyages.

Parce que gérer la finance, oui, on peut dire que je fais ça. Je fais des paiements à longueur de journées, je contrôle la saisie des écritures comptables, je valide les fins de mois, je calcule les taxes à reverser à droite ou à gauche, je fais des rapports sur le suivi du budget… oui, on peut dire que je gère la finance. Mais ça me prend pas tout mon temps non plus.

Et puis les ressources humaines, oui, on peut aussi dire que je m’en occupe. Je fais des organigrammes, je signe des contrats de travail, je calcule la paye de tous ceux qui ont signé les contrats susmentionnés, je signe les fiches de paye, je signe les chèques correspondants aux fiches de payes susmentionnées, j’accorde des congés, je gère les remplacements, je fais des entretiens disciplinaires, je rédige des courriers de sanction… oui, on peut dire que je gère aussi les ressources humaines. Mais c’est pas ça non plus qui me prend tout mon temps.

Ce qui me prend tout mon temps, c’est la petite ligne tout en bas de la partie ressources humaines. « L’administrateur de la base arrière est responsable des formalités administratives qui concernent le séjour des expatriés dans le pays ainsi que de l’organisation des mouvements de l’ensemble des staffs depuis et vers les projets. » Traduction : tu viens en RDC pour aller vacciner des enfants perdus en brousse ? Je vais m’occuper de ton visa et de t’envoyer là-bas, en brousse.

En ce qui concerne les visas, je vais vous la faire simple… c’est très compliqué.

En gros, les expatriés arrivent au Congo avec un visa de voyage qui ne les autorise pas à voyager dans le pays. Normal. Alors faut en demander un autre. Mais faut le demander à Kinshasa. Donc faut envoyer les passeports à Kinshasa. Et Dieu sait si les gens aiment se séparer de leur passeport et les envoyer se perdre dans les bureaux de l’administration congolaise… Puis faut attendre à peu près 2 mois. Normalement, le passeport ressort avec plein de nouveaux tampons dedans. Enfin pas plein, 2. Un qui t’autorise à rester 3 ans au Congo (merci, t’en demandais pas tant…) et un autre qui t’autorise à sortir du pays et à y rerentrer (oui, ça, ça peut être utile éventuellement…).

Evidemment, y a une petite subtilité. C’est que tu dois faire ta première sortie du pays dans les 3 mois suivants l’obtention de ton fameux visa. Puis que t’as le droit de rerentrer, ressortir et rererentrer autant de fois que tu veux dans les 7 mois suivants la date de première sortie. Ça va ? Tout le monde suit ? Si jamais au grand jamais, tu es hors du pays au dernier jour du 7ème mois, tu perds non seulement ton visa de sortie et rentrée mais aussi celui qui t’autorisait à rester 3 ans. Tu dois donc tout recommencer, et bien sûr, tout repayer. Ne passez pas par la case départ, ne touchez 20 000 francs mais filez 750 dollars à l’administration, merci !

En attendant d’obtenir ces visas, les gens se déplacent quand même. Pour ça, il leur faut une preuve de dépôt de la demande de visa. Ça aussi, ça s’obtient à Kinshasa. Mais heureusement, un tour de scanner et d’imprimante couleur et hop ! le tour est joué ! (oui, ici, une copie couleur passe facilement pour un original…)

Moralité, je passe mon temps à harceler le petit gars très sympa qui bosse à Kinshasa pour qu’il récupère les passeports avant que les gens ne repartent chez eux (bah oui, c’est toujours plus pratique d’avoir son passeport pour prendre l’avion…) et pour qu’il m’envoie les fameuses preuves de dépôt le plus vite possible. Et je connais par cœur les dates d’expiration des visas des presque 35 expats qui sont en ce moment sur le terrain. Oui… c’est très intéressant…

Et puis vient le meilleur… les mouvements. Oh alors oui… dit comme ça, on pourrait penser : « Bah quoi ? C’est quand même pas bien compliqué de mettre 3 petits gars dans une voiture puis de les envoyer en brousse ! » Alors oui. Mais non.

D’abord parce que si une personne était affectée à un projet de façon ferme et définitive… ça se saurait ! On change d’avis en moyenne 7 fois par jour. Puis parce que il ne suffit pas de décider qu’une voiture prend la route ou qu’un avion décolle pour que ça arrive effectivement. Faut aussi compter sur, au hasard, la météo, les coupeurs de route, la disponibilité en fuel, la bonne volonté de nos amis de la Direction Générale de la Migration…

Moralité, je passe mes journées à planifier, déplanifier et replanifier les arrivées et départs des uns et des autres, passer des coups de fils, hurler sur des petits gars qui sont sûrement de bonne volonté mais ont un gros baobab dans chaque main, et donner contre-ordres sur contre-ordres à l’adorable Papa C. qui gère ma maison d’hôtes.

Parce que oui. On gère aussi une maison d’hôtes. Bah vous imaginez quoi ? Que les gens débarquent et qu’ils vont se trouver tout seuls une petite chambre d’hôtel sympa avec vue sur le lac ? Non. Ça ne se passe pas exactement comme ça… J’ai une maison dans laquelle j’ai réussi à caser une petite dizaine de lits et je jongle avec les changements de draps et les rotations de serviette de toilette. Et Papa C. se charge du ménage et de la cuisine. Parce qu’on fait table d’hôtes aussi. Et que ça donne des trucs du genre : « Alors… lundi on sera 15, mardi 8, mercredi 12… ah non ! lundi 14, mardi 9, mercredi 15… ah non ! lundi 15, mardi 9, et mercredi… pfiou ! j’en sais rien… » Et Papa C. me regarde en rigolant…

Mais finalement, on s’en sort pas trop mal. Et du coup, je me dis que je suis en train d’acquérir tout plein de nouvelles compétences pour ma prochaine vie…

Les brioches du mardi matin

C’est mardi matin. Il est 5h, Paris s’éveille à quelques milliers de kilomètres de là et moi aussi. Le réveil chantonne doucement sur l’oreiller à côté de moi et je frotte mes petits yeux encore plein de sommeil. Première pensée : « J’ai pas envie d’y aller. »

Mais d’aller où, me direz-vous, à c’t’heure ? Ben… au bureau.

A 5h ??!! Ben… oui…

Aujourd’hui, c’est mardi. Et comme tous les mardis, il faut que je m’assure que tous les passagers du vol MSF sont bien là, à l’heure, et avec tous les papiers qu’il faut. Et comme l’avion décolle à 7h, il faut quitter la base à 5h30 dernier carat. Après quoi, le flightco décline toute responsabilité quant au fait que les passagers monteraient effectivement dans le coucou et arriveraient effectivement à destination. Et comme je ne veux pas que les gens nous traînent dans les pattes pendant les 3 jours suivants ratent leur avion, je bats donc le rappel des troupes dès 5h15.

Je suis donc bien obligée de sortir de mon lit, de me passer un peu d’eau sur le visage, de me brosser les dents et d’enfiler autre chose que mon pyjama pour être vaguement présentable. Bon. Sauf la fois où j’ai loupé mon réveil, que j’ai bondi de mon lit à 5h27, que j’ai couru dans la rue en pyjama justement et que c’est avec la trace de l’oreiller fermement imprimée sur la joue droite que j’ai compté mes petits poussins avant de les jeter dans la voiture pendant qu’ils rigolaient doucement… Mais sinon, j’essaye d’être un peu présentable.

Donc, le mardi matin, je me lève à 5h, je suis au bureau à 5h15 et à 5h30, j’agite mon bras pour dire au-revoir-bon-voyage-à-bientôt à la fournée du jour.

Pis voilà. Il est 5h32, je referme le bureau et je rentre à la maison. Et je pourrais me recoucher aussi sec et redormir une bonne heure. Sauf que non. Maintenant, je suis bien réveillée. Alors faut que je trouve quelque chose à faire pour m’occuper. Mais silencieusement parce que les autres dorment encore. Enfin tous les autres sauf le chat. Qui croit que puisque je suis debout, c’est que c’est l’heure de manger. Et qui traîne donc dans mes pattes en miaulant. Et comme j’ai un cœur de pierre…

Une fois que j’ai donné à manger au chat, il est 5h40. Faut toujours que je trouve un truc à faire. Alors je m’enferme dans la cuisine et je fais ce que je fais toujours quand je m’ennuie un peu : je fais des gâteaux.

Mais faire des gâteaux au Congo c’est bien différent de ce que je peux faire à la maison. Déjà, la moitié des ingrédients est introuvable. La moindre plaquette de beurre coûte 10 dollars, la farine de blé est en rupture de stock 3 semaines sur 4 et y a pas moyen de trouver une tablette de chocolat digne de ce nom à moins de vendre un rein. C’est compliqué.

Ce qui n’est pas compliqué en revanche, c’est de trouver des poudres à gâteaux toutes prêtes. Bizarrement, ça, y en a presque tout le temps au supermarché. Et à des prix presque abordables en plus. Alors je les teste. Une par une. Mais ma préférée, c’est celle pour faire des brioches aux pépites de chocolat. En plus, si je me débrouille bien, elles sont juste cuites à 7h. Et quand je pose sur la table du petit dej une plaque entière de brioches au chocolat toutes chaudes, dans les petits yeux encore tout collés de mes colocs, c’est comme si j’étais la déesse du mardi matin. Ça vaudrait presque le coup de se lever à 5h les autres jours. Enfin… faut pas pousser, hein, non plus…

La dure vie d’humanitaire

 

Vous pensez sûrement que la vie d’humanitaire, c’est comme sur les cartes de vœux de l’Unicef : on a tous des jolis tshirts blancs avec un gros logo sur le cœur, on est couverts de poussière, la sueur nous colle les cheveux dans le cou et on sert dans nos bras des enfants sur les bras desquels courent les intraveineuses… Le tout sous un nuage de mouches et sous le regard un peu blasé des chèvres du coin. Bah figurez-vous que oui, parfois, ça peut ressembler à ça mais souvent, c’est un peu différent. Surtout en ce qui concerne l’Unicef d’ailleurs…

Tenez, moi par exemple. Laissez-moi vous racontez ce que j’ai fait le week-end dernier.

Samedi matin, comme tous les samedis matins, je suis allée faire les courses au supermarché pour que ma petite famille ne meurt pas de faim d’ici dimanche soir. Oui, parce que le week-end, on n’a pas de cuisinier et comme les cuissots de cabris ne tombent pas tout cuits du ciel dans nos assiettes, faut prévoir une alternative. Et oui, c’est un peu comme si c’était ma petite famille. Je sais que untel n’aime pas les concombres, que unetelle est végétarienne, que si j’achète des céréales, faut bien prendre celles au chocolat et pas celles aux noix… bref, le samedi matin, Maman AL pousse son caddie dans les allées climatisées du supermarché et rempli le frigo. Jusque là, pas de poussière, pas de sueur : y a des petits gars qui mettent tes achats dans des sacs plastique puis poussent ton caddie jusqu’à la voiture où ton chauffeur se charge de remplir le coffre…

Vers 11H30, j’ai enfilé mes baskets et je suis allée au Cercle Belge. Pas pour y déguster une moule-frites, bananes ! Pour y disputer un match de tennis. Vous ne saviez pas que je jouais au tennis ? Moi non plus. Mais j’ai trouvé une âme charitable pour me renvoyer la balle alors j’en profite. Bon, certes, j’envoie la balle aux 4 coins du terrain voire même sur les courts à côté et mon partenaire court l’équivalent d’un marathon et demi sous un soleil de plomb (gratitude éternelle… again…) alors va pour la poussière et la sueur mais au moins, on rigole. Surtout quand le coach-ramasseur de balles (loué avec le court alors pourquoi s’en priver ?) me dit : « Non mais Madame, faut ouvrir les yeux hein ! Faut regarder la balle ! ». C’est sûr… t’as déjà essayé de jouer au tennis les yeux fermés ? C’est tout de suite moins pratique.

Une fois que j’ai eu bien transpiré, je suis rentrée à la maison. J’ai pris une bonne douche, me suis préparé une jolie salade et suis allée la grignoter dans mon hamac sous les manguiers dans le jardin. Puis j’ai passé l’après-midi dans le même hamac à tricoter en écoutant de la musique, en somnolant  et en jouant avec le chat. Vous noterez que jusqu’ici, toujours pas l’ombre d’une intraveineuse…

Puis quand le soleil a commencé à se coucher et que les moustiques ont commencé à envahir les airs, je me suis rapatriée dans la véranda derrière les précieuses moustiquaires. C’était déjà l’heure de se préparer à sortir. Bah oui, c’est samedi soir. Et avec les autres malheureux en exil à Lubumbashi, on a pour habitude de se retrouver pour partager quelques pizzas, un nombre certain de bières et gossiper sur tout ce qui bouge. A l’exception des chèvres donc. Parce que y en a pas.

Dimanche matin, j’ai été réveillée par le chat. Cet animal a beau s’être couché comme moi à 1h du matin, il ne connaît visiblement pas le concept de grasse matinée. Et les bruyantes courses poursuites des souris dans le faux plafond le rendent dingue. Du coup, je me traîne jusqu’à la cuisine pour remplir sa gamelle de croquettes en ouvrant un demi-œil et je me recouche aussi sec. Sauf que 10 minutes plus tard, le revoilà à gratter à ma porte et à miauler à la mort. Comme j’ai tout de même un bon fond et que je ne tiens pas à ce que mes colocataires égorgent cette petite bête (oui, tout le monde sait que j’ai toujours préféré les chats aux humains…), je me relève, entrebâille la porte et laisse la boule de poils se faufiler jusque dans mon lit. Pas de bol, lui, maintenant, croit que c’est l’heure de jouer. Avec mes cheveux, mes orteils, mon nez, … J’ai beau tenté de le maîtriser en le fourrant sous mon oreiller, mon cerveau est encore un peu trop embrumé et le sien bien trop énervé. Adieu la grasse matinée… Bon, de toute façon, les effluves de bacon et de pancakes commencent à filtrer sous ma porte. C’est l’heure du brunch ! Et comme on est loin d’être perdus en brousse, la table est couverte de tout un tas de trucs délicieux et tout le monde se jette dessus comme si on revenait tout juste de Koh Lanta…

Puis vient 14H. C’est l’heure d’aller chez les voisins pour le tournoi de pétanque. Enfin y a ceux qui jouent à la pétanque et ceux qui jouent à qui videra les bouteilles de vin. Devinez quel camp j’ai choisi… Ainsi s’égrènent les heures du dimanche après-midi. De toute façon, on peut pas s’agiter plus, il fait trop chaud, on transpirerait.

Et puis quand le soleil se couche et qu’on ne voit plus où est le cochonnet (et que les bouteilles sont vides…), chacun rentre chez soi. Et pour clôturer ce petit week-end, c’est le moment où je décide de me faire couler un bain. Et d’y jeter des tas de trucs colorés qui éclatent et font plein de mousse. Le chat hésite. Lui qui joue souvent à chasser les cafards dans cette baignoire se dit que là, il s’y passe un truc pas catholique. Du coup, il reste assis dans l’angle à me regarder d’un œil suspicieux. Mais je m’en fous, j’ai un bon livre, l’eau est juste tiède et j’ai une assiette avec des restes de pancakes à portée de main…

Alors l’Unicef et ses cartes postales peuvent aller se rhabiller… la dure vie d’humanitaire ici, c’est plutôt luxe, calme et volupté. Enfin, le week-end… Parce que la semaine, c’est tout de même une toute autre histoire…

Et dites vous qu’il y a quand même une justice. Lundi matin, quand le réveil a sonné et que j’ai voulu sauter joyeusement hors de mon lit, j’ai pas pu. J’avais un lumbago. La faute au tennis pour sûr…

Mbuyu, Ngoy, Ilunga et les autres

Quand j’ai débarqué il y a 5 mois de ça dans la brousse congolaise, une des premières choses que j’ai eu à faire a été de recruter toute une nouvelle équipe. Gardiens, cuisiniers, hygiénistes, infirmiers, lavandiers, chauffeurs… tout y est passé.

Honnêtement, y avait rien de bien compliqué. Je faisais des listes. La liste de ceux qui sont sélectionnés pour les tests écrits. La liste de ceux qui sont sélectionnés pour les entretiens. La liste de ceux qui sont recrutés.

Le truc, c’est que ça me prenait du temps. Bah oui. Faire une liste de gens qui s’appellent Dupond, Lenormand ou Martin, c’est simple. Faire une liste de gens qui s’appellent Kazadi Mbwa Matumba, Tshibangu Lukusa ou Mbuza Ntambo, c’est tout de suite moins intuitif… Et encore, les écrire c’est une chose, les prononcer, c’en est clairement une autre ! Car oui, suffit pas de savoir les écrire les noms congolais, encore faut il savoir les prononcer ! C’est toujours plus pratique (et sympathique et éventuellement poli) quand tu travailles avec des gens de les appeler par leurs noms et pas… « Hé ! Toi ! Là bas… »

Alors allons-y, petit cours théorique sur les noms au Congo.

Commençons par le commencement. Les Congolais n’ont pas de prénom. Ils ont un nom (ou deux, très souvent deux d’ailleurs) et un postnom. Cette petite invention date de l’époque de Mobutu qui voulait marquer une rupture franche avec la colonisation et la mode européenne des prénoms et donc a purement et simplement supprimé les prénoms. Et les a remplacés par les postnoms. Et bien sûr, tout ce qui sonnait vaguement belge a été interdit. Adieu les Pierre, Paul, Jacques (prénoms donnés par les prêtres chrétiens européens venus évangéliser le pays), bienvenus les Mbuyu, Ngoy, Ilunga. C’est à ce moment-là que le Congo disparaît pour faire place au Zaïre d’ailleurs. Congo, ça sonne trop belge. Bon, depuis 1965, les choses se sont un peu tassées. Et si on continue à parler de postnoms, ils sont redevenus belges/français pour la plupart. Et on se retrouve avec des Kabwe Mbuyu Jean par exemple. Et encore, celui-là, il est assez classique.

Ensuite, il faut savoir qu’un père ne transmet pas son nom à son fils. Pas de façon systématique en tout cas. Rien d’obligatoire. Tu choisis les noms et postnoms de tes enfants de A à Z. Tu veux donner le nom de ta voisine à ta fille ? Vas-y, fonce ! Celui de ton meilleur pote à ton fils ? Comme tu l’sens ! Un nom que tu trouves juste joli ? Aucun problème. Très très pratique au moment où tu te demandes comment tu peux être sûre que les 13 enfants que déclare un de tes nouveaux employés sont bien les siens…

Et puis il y a ceux qui sont inspirés. Très inspirés même. Alors on a les Bienvenu (je vous raconte pas la crise de rire quand justement, je recevais les candidats en entretien avec Bienvenu et qu’il se présentait : « Bienvenu… » et que les gens répondaient : « Merci… »), les Dieu Merci, les Immaculée, les Grâce de Dieu, et mon petit préféré, les Sasuffi. Parce que oui, hein, bon, là, ça suffit.

Bien. Parlons maintenant de l’orthographe de tous ces noms. Prenons les Ngoy par exemple. Ngoy, c’est très courant au Katanga. Enfin, c’est très courant quand ça s’écrit N-G-O-Y. Parce que ça pourrait aussi s’écrire Ngoie ou juste Ngoi. Et là, on saurait que ça n’est pas un nom du coin. Oh que non ! C’t’évident enfin… Si tu t’appelles Ngoie, on sait tout de suite que tu viens du Kasaï. Et même pas besoin de l’écrire, ça s’entend. C’est subtil, certes, mais ça s’entend. ‘Fin… si t’es congolais, tu l’entends. Parce que sinon, tu peux toujours faire répéter un bon millier de fois, ça restera un mystère absolu.

Y a des noms comme ça, ils te permettent de dire directement de quelle province et même de quelle ethnie sont les gens. C’est très sérieux. Parce que ça te viendrait pas à l’idée d’appeler ton enfant Ngoie si tu es au Katanga par exemple. Sauf si tu as émigré du Kasaï mais que ta tribu vient bien de là-bas. Cela étant dit, c’est très pratique si tu veux savoir de quelle tribu est la personne qui est en face de toi. Sauf qu’avec plus de 450 tribus sur tout le territoire et autant de noms soi-disant caractéristiques, autant vous dire que moi, j’ai vite lâché l’affaire… Je me suis concentrée sur l’orthographe de ceux à qui je faisais signer des contrats et les autres, ben… je me suis excusée des dizaines de milliers de fois mais j’ai continué à les appeler par leurs prénoms. Euh… leurs postnoms je veux dire !