La fois où je me suis prise pour Bono, Mick Jagger et les Beatles réunis

Ça fait 3 semaines que je tourne en rond à Lubumbashi. 3 semaines. Ça n’a l’air de rien comme ça et en plus on pourrait se dire : « Non mais elle est rigolote celle-là, elle est payée à rien faire et elle se plaint en plus ! » Et bah ouais. Je suis rigolote et je vous suggère d’essayer de passer 3 semaines à rien faire de vos journées quand tout le monde autour de vous bosse de 8h à 20h. Vous allez vous retrouver à faire des gâteaux tous les matins et lire le seul livre de la bibliothèque tous les après-midis. On verra bien si vous trouvez pas le temps long…

Tout ça pour dire qu’après 3 semaines, ça y est, l’heure du départ a sonné. Aujourd’hui, je remonte dans l’avion direction Malemba. Et là, cher lecteur, tu te dis : « Malemba ? Mais pourquoi faire ? Je croyais que tout était plié à Malemba ! » Et je réponds : « Félicitations ! Tu as bien suivi ! Mais figure-toi qu’il n’y a pas d’aéroport à Lwamba ! » Bon. Certes, qualifier la piste de Malemba d’aéroport, c’est légèrement complètement exagéré mais ne compliquons pas l’histoire dès maintenant. Toujours est-il que pour aller à Lwamba, il faut donc passer par Malemba. Et de Malemba, il faudra encore une demi-journée de voiture. Bah quoi, c’est au moins à 100kms !

J’ai donc refait mon sac avec allégresse et ce matin, je trépigne d’impatience. Mais on ne décolle pas avant midi. Je trépigne donc en silence pour pas énerver tout le monde. Des fois qu’il en reste que je n’ai pas déjà énervés au cours des 21 jours précédents. Je trépigne d’autant plus que je vais rester quelques jours à Malemba. Parce qu’en fait, on a gardé un petit bout de base qui sert de stock et d’hébergement aux gens qui sont en transit entre Malemba, Lwamba et Mukanga. Et que ce petit bout de base est géré par mes copains chauffeurs et que ça me fait bien plaisir de les retrouver.

On finit par y aller. Je remonte d’abord dans le gros coucou qui vole jusqu’à Manono puis dans le tout petit coucou qui me ramène chez moi. Quoi ? Malemba c’est un peu chez moi. D’ailleurs, les gens présents à l’aéroport ce joli jeudi de juillet ne s’y trompent pas. Quand je m’extirpe de l’avion, la foule en délire se met à hurler mon nom. « Anne Li-seuh ! Anne Lis-euh ! » J’te jure… Lennon et Mc Cartney en descendant de leur jet à Paris en 1964, ils ont pas eu le quart de la moitié de mon succès. Les enfants se jettent sur moi, les adultes viennent me serrer la main, Papa P., le responsable de l’aéroport, m’embrasse comme du bon pain…

Là, vous vous dîtes : « Ca y est, on l’a perdue, elle se prend pour Bono, elle va commencer à mettre des lunettes jaunes et se raser le crâne… » Mais je vous rassure. Si la foule m’acclame, c’est pas pour mon talent. C’est parce que tout le monde sait que c’est moi qui ait la clé du coffre. Alors faut raison et cheveux garder et relativiser un peu.

On a beau me promettre que mon élection à la députation est gagnée d’avance, je crains que mes éventuels électeurs n’aient des cœurs d’artichauts. Et que la prochaine Muzungu qui paiera les salaires en dollars sonnants et trébuchants aura, elle aussi, toutes ses chances…

Tant pis pour les lunettes jaunes ! Je suis pourtant sûre que ça m’irait super bien…

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Malemba… c’est fini… et dire que c’était la ville de ma première vacci…

Ça y est.

Après 2 mois tout pile dans la champestre bourgade de Malemba, il est désormais temps de faire son paquetage. La vacci, c’est fini, il n’y a plus qu’une petite dizaine de patients à l’hôpital et l’équipe s’est déjà réduite comme une peau de chagrin. Il ne nous reste qu’à annoncer officiellement le jour de fermeture du centre de traitement. Après concertation, ce sera le 30 juin. Le fait que ce soit également le jour de la fête nationale n’est que pure coïncidence.

Depuis quelques jours donc, on fait les cartons. On prépare également le grand déménagement. Parce que la rougeole a décidé d’aller voir ailleurs si on y était et qu’on compte bien y être. On va donc l’attaquer sur deux fronts simultanément. Les deux fronts sont respectivement Mukanga et Lwamba, deux zones de santé autour de Malemba.

C’est Mukanga va ouvrir les hostilités en premier. Mukanga, c’est de l’autre côté. De toute façon, c’est pas compliqué, tout est de l’autre côté. Chaque fois que tu demandes « Et ça ? C’est où ? », on te répond invariablement «De l’autre côté… ». De l’autre côté, très bien, mais de l’autre côté de quoi ? De l’autre côté du lac dans ce cas. Deux heures de pirogue ou 12 heures de piste. Au choix. On choisit donc de tout charger sur des barques. Des barquettes plutôt. Faut donc faire fabriquer des caisses en bois pour promener nos congélos et autres générateurs monstres sans risque. La base se remet donc à fourmiller. Ça scie, ça cloue, ça range, ça emballe, ça scotche, ça étiquette… Moi pendant ce temps, j’essaye de payer mes dernières factures, mes derniers journaliers, préparer mes derniers salaires. Tout doit être soldé avant de partir et le départ est prévu dès le 1er juillet, faut donc pas traîner.

J’ai un peu de mal à réaliser que je vais quitter Malemba. Depuis 2 mois maintenant, c’est chez moi. Y a ma maison, ma chambre, mon bureau, ma chauve-souris qui se suspend maintenant carrément au-dessus de ma tête, mon hôpital, mon petit vendeur de tissus, mon bar, les gens qui me reconnaissent partout où je vais… toute cette petite routine qui s’est installée tout doucement sans que j’y fasse trop attention et que je vais bientôt quitter pour probablement ne plus jamais y revenir. Ça fait un peu bizarre.

Tout le monde sait qu’on s’en va. C’est pas une surprise, tous les contrats de travail s’arrêtent au 30 juin. Mais depuis quelques jours, tout le monde vient nous voir avec des airs de conspirateur pour savoir quand exactement on sera à Mukanga. C’est que tout le monde veut continuer à travailler avec nous là-bas et essaye de plaider sa cause. Sauf que… Sauf qu’à Mukanga, y a le chef Kayumba. Et que le chef Kayumba, il nous a déjà prévenus : si on veut pas avoir de problèmes, vaudrait mieux qu’on embauche les gens de Mukanga et pas qu’on déboule avec notre armée de chauffeurs, gardiens et autres. Même si on les aime bien. Et même si on sait qu’à Mukanga qui est un trou encore plus paumé que Malemba, on va avoir du mal à trouver des infirmiers compétents. Bon, nous, des problèmes, on n’en veut pas. Alors on va jouer le jeu. On va essayer de recruter le plus localement possible. On fait donc passer le message à tout le monde : on n’emmènera personne avec nous mais si les gens veulent venir tenter leur chance à Mukanga, on examinera leurs candidatures comme celles de tous les autres.

Puis y a ceux qui commencent à demander : « Non mais toi, tu vas à Mukanga ou bien à Lwamba ? Non parce que moi, je veux aller là où tu vas. » Et bien ça mon p’tit bonhomme, c’est une bonne question. En fait, jusqu’à la semaine dernière, je devais aller à Mukanga. Mais ça vient de changer. Finalement, y a un autre « admin » qui est arrivé et c’est lui qui va aller ouvrir le projet. Moi, je vais rentrer gentiment à Lubumbashi et attendre patiemment qu’on me réexpédie à Lwamba. Combien de temps ? Nul ne sait… Va falloir constituer l’équipe, préparer le matériel nécessaire et transporter le tout sur place. Ça risque donc de prendre quelques jours. D’autant plus que là, tout le monde s’occupe d’abord de Mukanga alors…

Bon, de toute façon, pour l’instant, j’ai tellement de paperasses à trier, classer, tamponner, signer, ranger que je me préoccupe pas tellement de ce qui vient ensuite. En ce 30 juin, nous remettons donc les clés de l’hôpital au Médecin Chef de Zone. Les clés, les patients restants et quelques cartons de médicaments pour assurer le traitement des derniers cas. Pour ça, on a organisé une cérémonie officielle. Tout ce que l’administration de Malemba compte de directeurs, de chefs de cabinet, d’administrateurs généraux et autres titres ronflants est là. Assis sur des petits bancs en bois à l’ombre du manguier, on écoute poliment les discours de remerciements des uns et des autres. La Société Civile remercie MSF d’être intervenu pour aider le Ministère de la Santé à gérer cette épidémie, la Zone de Santé remercie MSF d’avoir envoyé autant d’équipes pour les aider à prendre en charge les patients et vacciner les enfants, MSF remercie tout le monde pour leur précieuse coopération et moi je pense « Précieuse ? Au sens financier du terme ouais… »

Et puis la nuit tombe, je commence à émerger de mon tas de factures, mes cartons se remplissent et mon bureau se vide. Au loin j’entends les sifflets, la musique, les gens qui chantent. Moi je n’en ai finalement rien vu mais c’est pas un jour ordinaire le 30 juin. C’est la fête de l’Indépendance. Et les gens fêtent. Vraiment.

Je jette un dernier coup d’œil à mon bureau, je verrouille le cadenas, je monte dans la voiture… ça y est, Malemba, c’est fini. Ma première mission, mon premier projet. Terminé, au suivant ! J’ai à peine dit au revoir à ceux que je ne reverrai plus, les gardiens, les cuisinières, tous ceux qui sont devenus pourtant si familiers en si peu de temps…

Je jette mes affaires dans mon sac rapidement et je file rejoindre le reste de l’équipe pour boire une dernière bière dans notre bar… Ce soir c’est bondé, les gens dansent, chantent, ils ont clairement commencé la soirée bien bien avant moi… On ne sait plus bien ce que l’on célèbre : la fin de la mission, l’Indépendance…

Sur le chemin du retour, je contemple une dernière fois le ciel étoilé de Malemba. Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la savane, je grimperai dans la jeep et je retournerai à Lubumbashi. Malemba me manque déjà.

Le long fleuve Congo

A Malemba, la vie s’écoule comme le long fleuve Congo. Douce et paisible en surface, parfois sombre et violente en profondeur.

Le matin, quand on vient à pieds au bureau à travers les ruelles ensablées, on voit les mamans qui papotent entre voisines, font frire quelques patates douces sur un brasero, font sauter sur leurs genoux leurs petits derniers. On voit les papas qui sont assis à l’ombre des manguiers, papotent entre voisins, sculptent un morceau de bois, moulent la terre pour en faire des briques. On voit les enfants qui jouent dans le sable et qui, dès qu’ils vous aperçoivent, vous courent après la morve au nez, les mains encore pleines de terre et crient « Kazungu ! Kazungu ! ». Tout ce petit monde vous salue de grands gestes et vous couvre de sourires. Des sourires qu’on rend tout en essayant de prononcer trois mots en kiluba ce qui les fait carrément éclater de rire.

Des sourires on en voit encore toute la journée : les journaliers qui viennent travailler et vous remercient de les avoir embauchés, la cuisinière qui se moque gentiment de vous quand elle essaye de vous apprendre à cuire le foufou, les motards qui viennent se faire payer leurs courses et comme ce sont toujours les mêmes, on a fini par devenir potes. Les heures s’écoulent, la chaleur devient écrasante, même les mouches ralentissent leur vol mais les sourires sont encore vifs et éclatants.

Des sourires, il y en a aussi à l’hôpital. Quand on passe la porte et qu’on lance un « wakamapoï !!! » à la cantonade. Qu’on croise le regard d’un parent dont l’enfant est sorti d’affaire. Quand on joue avec un autre bambin posé dans une bassine dans la cour qui éclabousse tout ce qui l’entoure. Le soleil décline, les ombres s’allongent, les poules se remettent en quête de miettes à picorer. Les sourires sont toujours immenses et éblouissants.

Et pourtant, parfois, il y aurait de quoi pleurer. De fatigue quand après plusieurs jours et malgré tous nos efforts un de ces minuscules enfants s’éteint, épuisé par la rougeole, le palu, la malnutrition, parfois les trois combinés. D’incompréhension quand on sait que sans l’intervention de MSF, des centaines d’enfants n’auraient pas survécu à cette épidémie. De rage quand on sait qu’il serait pourtant facile d’éradiquer cette maladie si les pouvoirs publics avaient quelques moyens supplémentaires. De désespoir quand on se dit qu’il y a tellement à faire pour améliorer les conditions de vie qu’il faudrait des siècles et des montagnes d’énergie pour faire une vraie différence.

D’ailleurs, de temps en temps, on entend des gens pleurer. Mais ce sont uniquement les sanglots d’une mère qui a perdu son enfant et qui se jette au sol de douleur ou encore les pleureuses qui défilent en tête des cortèges funéraires qu’on voit marcher vers le cimetière 4 à 5 fois par jour. Ici, la mort fait partie du quotidien. Les gens ne la cachent pas, les gens l’acceptent presque. Ici, c’est comme ça.

Ici, les gens sont forts. Un peu fatalistes, terriblement dignes et incroyablement forts. Et se prendre en plein visage le sourire d’une mère qui se moque de tes balbutiements en kiluba tandis que, dans ses bras, son enfant se bat pour respirer et pourrait bien abandonner à chaque seconde, c’est comme rouler sous une vague. Ça te coupe le souffle, ça te secoue tellement que tu ne sais plus où est la surface et ça te recrache sur la plage, un peu sonné.

A Malemba, la vie s’écoule comme le long fleuve Congo. Douce et paisible en surface, parfois sombre et violente en profondeur.

La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules

  • Sentir la lessive quand tu passes ta tête dans ton t-shirt et mentalement remercier Maman Léonie de frotter de tout son cœur à longueur de journées.
  • Connaître les noms, prénoms et postnoms des 63 personnes que tu as embauchées un mois plus tôt.
  • Voir Papa Dieudonné arriver avec un demi seau d’eau chaude quand tu vas prendre ta douche, ta frontale vissée sur le front.
  • Ne pas entendre les rats courir au-dessus de ta tête pendant toute une nuit (exceptionnellement rare) (ou alors, t’es dans le coma, faut s’inquiéter).
  • Faire un footing avec une grappe d’enfants qui court plus vite que toi et qui n’est même pas essoufflée quand toi, t’as abandonné toute dignité au bout de 300 mètres.
  • Réussir à garder ta chambre fraîche un dimanche et s’y réfugier après le déjeuner.
  • Faire rigoler les mamans de l’hôpital avec mes trois mots de kiluba.
  • Avaler une longue gorgée de bière bien fraîche après avoir transpiré huit heures d’affilée. Ca y est, j’ai enfin compris.
  • Faire un apéro saucisson / fromage avec un saucisson fondu et un camembert qui court tout seul.
  • Souffler sur un gros cafard qui se promène dans la douche et se prendre pour un héros.
  • Papouiller le chat qui traîne à la maison et ne même pas avoir peur de choper des puces. Ou des vers. Ou n’importe quelle cochonnerie que cet animal diabolique pourrait bien transporter.
  • Soulever les couvercles des casseroles posées sur la table et découvrir une plâtrée de guacamole. Alléluia !!
  • Aller au bureau à pieds et avoir 6 enfants qui sortent à peine de leurs couches pendus à chaque main. Et jouer à « kaputshu ».
  • Sourire, sourire et encore sourire. Mon dieu j’ai jamais eu les zygomatiques aussi musclés…
  • S’échapper mentalement quelques heures dans les montagnes de la Sierra Nevada en plongeant dans un vrai bon bouquin.
  • Entendre les gens t’appeler « Bonjour Maman !! » où que tu ailles, te saluer et te faire de grands sourires. Et répondre à tout le monde. Sans exception.
  • Donner son nom à un nouveau-né.

La vérité, on n’est pas heureux, là ?

Finalement, Paris, Malemba… même combat…

En quittant Paris pour le tréfonds de la brousse, je m’imaginais la machette à la main et les Ray-Ban sur le nez, vaccinant à tour de bras les nourrissons encore accrochés aux dos de leurs mères dans des pagnes multicolores. Les semaines passant, j’aurais pris une jolie couleur caramel, appris quelques rudiments d’une nouvelle langue aux sonorités exotiques, croisé la route de quelques bestioles sauvages dont j’aurais même pas eu peur et avec un peu de bol, perdu quelques kilos…

Comme chacun sait, la vie, c’est rarement comme on l’imagine…

D’abord, point besoin de machette. C’est peut-être bien le tréfonds de la brousse mais personne ne m’a attendu pour débroussailler le coin. Ensuite, la vaccination, comme vous l’aurez compris et pour la sécurité de tous, c’est évidemment loin de mes dix doigts que ça se passe. Moi, j’ai tellement compté de liasses de billets imprégnés de vapeurs chauve-souricières ces dernières semaines que je commence à avoir envie de dormir suspendue par les pieds. J’ai désormais un bronzage limite plus ridicule qu’un cycliste sur le Tour de France (vous devriez voir la splendide marque de tongs que je me trimballe), j’ai péniblement appris quatre phrases en kiluba (ce qui fait toujours hurler de rire les trois quarts du village et commence à me vexer sérieusement), je fais toujours un bond de 8 mètres quand un IVNI, Insecte Volant Non Identifié, fait « Bzzz… » à côté de mon oreille et comme je n’ai pas croisé le reflet de mon image depuis bientôt six semaines (non, dans la brousse, bizarrement, on ne trouve pas de miroir en pied devant chaque case…), je serais bien incapable de vous dire si j’ai encore une forme vaguement humaine…

Et puis tout aussi exotique que ça puisse paraître, être expatriée à Malemba Nkulu, c’est pas forcément aussi dépaysant qu’on pourrait croire.

Il m’arrive par exemple de passer mon dimanche après-midi devant la télé à regarder un match de foot en buvant des bières. Et ouais… Alors certes, je pense bien qu’il ne m’est jamais arrivé en France de passer un dimanche après-midi de la sorte mais avouez que là, on est assez loin des courses d’antilopes…

Et puis y a pas qu’à la maison où finalement, ce n’est pas si différent. Au boulot aussi. Y a les tire-au-flanc  qui se planquent dans les coins et qui n’en rament pas une. Y a ceux qui ont un grand sens de la théorie et discourent pendant des heures sur la meilleure façon de faire ce qu’ils ont à faire et à quel point ils ont été efficaces sur leur mission précédente mais au moment de passer à la pratique… pfffuit ! y a plus personne ! Y a ceux qui font exactement le contraire de ce que tu leur as demandé de faire juste parce qu’en fait, ils n’ont rien compris à ce que tu as bien pu leur dire, traduction oblige. Y a ceux que t’aurais bien envie d’embrasser sur les deux joues parce qu’au milieu de tout ça, ils ont bien fait ce que tu leur as demandé, eux. Bref, finalement, rien de nouveau sous le soleil si ce n’est le soleil qui lui, ne t’accorde pas une minute de répit (et tatoue tes pieds de façon ridicule donc…).

Ouais, finalement, au boulot aussi, y a des jours où je pourrais bien me croire à Paris.

Et puis il faut parler de ce que c’est dans la vraie vie que de vivre avec les gens avec lesquels tu travailles. D’habitude, quand tu es au boulot, y a les histoires de machine à café. Radio Moquette diffuse à longueur de journées les potins et autres anecdotes croustillantes qui arrivent à tes collègues et toi, avec ton âme charitable, tu ris à gorge déployée et surtout, tu pries pour que ton nom ne soit jamais mentionné. Bah ici, c’est la même. OK, on n’a pas de machine à café. Mais ça pipelette toute la journée. Toute. La. Journée. C’est-à-dire que même le soir quand tu rentres à la maison, vu que tu es toujours avec les mêmes personnes, tu racontes à ceux de l’hôpital ce qu’il s’est passé au bureau et vice-versa.

Et évidemment, après six semaines en quasi-vase clos, certains egos commencent à se sentir à l’étroit et la fatigue aidant, les tensions commencent à faire sentir. Comme en plus, je soupçonne que « forte personnalité » soit un des critères de recrutement prépondérant pour MSF, ça s’emballe pour un rien. Rapidement, le mec qui a fini le pot de Nutella au petit déj devient incompétent, celui qui n’a pas réapprovisionné le papier toilette ton ennemi personnel et celui qui n’est pas d’accord sur avec toi peu importe le sujet te déclare la guerre. En deux temps trois mouvements, on se retrouve en plein conflit planétaire. Le Loft, sans les caméras mais avec ses histoires de clans et son lot de drames quotidiens. Ça donne naissance à des situations ubuesques : un des médecins convoque l’intégralité de l’équipe à une réunion médicale (pardon mais… en quoi suis-je concernée, moi ?) pour faire savoir au monde entier qu’il n’est pas d’accord avec une décision prise par le coordinateur du projet puis emmène ses partisans dîner à l’extérieur. Faut alors sortir l’artillerie lourde, déployer des trésors de diplomatie et jouer les médiateurs entre les uns et les autres. Ça se finit en crise de larmes, en excuses prononcées du bout des lèvres et puis en tournée générale de bières… C’est qu’il nous reste encore quelques semaines coincés dans la brousse et que tant qu’à faire, si on pouvait ne pas s’entretuer…

Bon alors évidemment, dit comme ça, on pourrait croire que c’est un cauchemar. Mais la vérité c’est qu’on est dans une vraie cour de récré. Et comme j’ai pour l’instant réussi à conserver ma neutralité et les cordons de la bourse, je siffle la fin des négociations et arrose les cessez-le-feu à grands coups de Simba. Finalement, le management à Paris ou à Malemba… même combat…

Au fait, ce matin, après un énième sursaut de la jeep, mes yeux ont accroché le regard de quelqu’un dans le rétroviseur. J’ai failli dire bonjour quand mon cerveau m’a envoyé l’information suivante : « Ça fait longtemps que tu l’as pas vue, d’accord, mais c’est toi idiote ! »

101 000

101 000. C’est le nombre d’enfants entre 6 mois et 10 ans qu’on a réussi à vacciner en 15 jours. Ou 10 plutôt. Ouais. C’est énorme. Et comme je pense qu’il y a peu de chance qu’il y ait parmi vous beaucoup de spécialistes de la campagne de vaccination, je vais vous raconter un peu comment on arrive à mettre en place une logistique de malade pour atteindre cet objectif. Et puis je vais surtout vous raconter tous les trucs rigolos behind the scene

D’abord, pour pouvoir faire une campagne de vaccination, faut des vaccins. Ça a l’air un peu bête dit comme ça mais c’est pas si simple.

Des vaccins, au Congo, y en a. C’est même MSF Belgique qui les garde bien au chaud. Enfin non. Bien au frais, c’est meilleur pour des vaccins. Mais pour pouvoir les utiliser, faut que le Ministre aille les voir, qu’il les retourne dans tous les sens, qu’il vérifie les numéros de lots puis qu’il hoche la tête d’un air entendu. Ensuite, c’est au tour du Responsable du PEV (Programme Elargi de Vaccination) qui est le monsieur en charge de la vaccination de toute la population. Après lui, y a encore le Médecin Chef de Province (le Katanga en ce qui nous concerne), puis le Médecin Chef de District (le Haut Lomami encore en ce qui nous concerne), puis le Médecin Chef de Zone (celle de Malemba Nkulu toujours en ce qui nous concerne). Une fois que tous ces gens ont pris des mines sévères et concernées et qu’ils ont beaucoup hoché la tête, on achemine les vaccins jusqu’à destination. C’est-à-dire qu’on prend bien soin de les caler dans de grosses glacières qu’on enferme elles-mêmes dans de grosses caisses et on jette le tout dans un petit avion blanc avec de gros stickers MSF sur les flancs. Et c’est comme ça qu’ils se retrouvent par un bel après-midi d’été (ou d’automne, hein, vu qu’ici c’est l’hémisphère sud) sous le soleil non pas de l’Italie mais de Malemba. Ça fait plus d’un mois que l’alerte épidémie a été lancée, certes, mais en terme de délai, c’est pas si mal.

Et puis en attendant nos précieux flacons, on s’est pas franchement tourné les pouces. On a congelé des dizaines et des dizaines d’ice packs. Un ice pack, tu peux aussi appeler ça un accumulateur de froid mais c’est moins classieux. C’est ce petit pavé rectangulaire tout congelé que tu mets dans ta glacière pour qu’il y fasse froid. Et ça, on va en avoir sacrément besoin puisqu’il faut qu’on distribue des vaccins à une cinquantaine de sites dans un rayon de près de 60kms autour de Malemba.

D’ailleurs, des sites, il y en a tellement qu’on a décidé de s’en occuper en 2 temps. On dit 2 phases quand on est professionnel de la vaccination. D’abord ceux qui sont proches de la ville puis ceux qui sont plus éloignés. Et proche, c’est pas forcément une notion de distance mais aussi d’état de la route et donc de temps de trajet. Et pour chaque « phase », on a découpé le tout en 3 axes. Toujours selon les routes. Enfin les routes… les pistes. L’idée, c’est d’être le plus proche possible de la population pour que le moins d’enfants possible échappent à la vaccination.

Une équipe, c’est 10 personnes. Y a un chef d’équipe, un vaccinateur, deux préparateurs, un pointeur, deux enregistreurs, deux agents de l’ordre et un mobilisateur. Le chef d’équipe, c’est souvent l’IT (Infirmier Titulaire) de l’aire de santé (un regroupement de villages) où se trouve le site de vaccination ou son adjoint. Ce sont eux les patrons du dispensaire local en quelque sorte. Eux, ils supervisent et ils reportent au MCZ, le Médecin Chef de Zone, qui est bien assis dans son bureau à Malemba. On a donc formé les chefs d’équipe au protocole de vaccination (amuse-toi à convoquer des gens qui habitent à 2 jours de route de là pour les asseoir dans une salle surchauffée pendant 8 heures…) puis on leur a ensuite laissé le soin de recruter leur dream team. Le vaccinateur et les préparateurs, ce sont ceux qui vont mettre les aiguilles sur les seringues, remplir les seringues et piquer tous les enfants. Le pointeur et les enregistreurs, ce sont ceux qui font la paperasse, qui distribuent les cartes de vaccination et comptent le nombre d’enfants à l’épaule perforée. Les agents de l’ordre, ce sont ceux qui font mettre la foule en file indienne et empêchent les petits curieux de s’attarder une fois qu’ils sont passés entre les mains du vaccinateur. Et enfin le mobilisateur, c’est celui qui toute la semaine se balade dans les villages en hurlant dans un porte-voix pour prévenir les gens que la campagne de vaccination a lieu. Et il fait pas ça à n’importe quelle heure, non, non. Il fait ça quand il est à peu près sûr que les gens sont chez eux. C’est-à-dire à 5h du mat et à 22h. Oui ma bonne dame… Faut dire qu’il y a tout un tas de raisons qui ne nous viendraient même pas à l’esprit qui font que certains enfants passent à travers les mailles du filet : les parents sont aux champs et puis y a pas de réseau téléphonique ni aucun autre moyen de communication et du coup, les gens qui habitent un peu loin ne sont tout simplement pas au courant.

Bon, les équipes, c’est une chose mais y a aussi tout le matériel. Les seringues, les aiguilles, les containers à aiguille, les solvants, les désinfectants, les cotons, les seaux, les bassines pour se laver les mains, les cartes de vaccinations, les stylos, les cartes de pointage, les tampons encreurs, l’encre… On a embauché des tas de gens pour compter, mettre en sac et dispatcher sous une immense tente toutes les fournitures pour chaque site. Ça fait bien 15 jours que la base grouille de gens qui ne font que ça parfois jusque tard dans la nuit.

Et puis enfin, y a la préparation des sites eux-mêmes. C’est qu’on ne vaccine pas n’importe où n’importe comment. Faut d’abord se trouver un beau manguier à l’ombre duquel les enfants qui attendent leur tour ne vont pas se déshydrater à vue d’œil. Puis faut tendre de la rubalise partout pour délimiter le site, organiser le circuit : entrée, enregistrement, vaccination, pointage, sortie. Alors pendant 2 jours, on a envoyé des gens au fin fond de la brousse sur des taxis motos chargés de piquets, filets, clous, scotch en tous genres…

Bref, les équipes sont prêtes, les sites sont prêts, les vaccins sont dans nos frigos, tout le matériel est dans des sacs de toute taille, on est le mercredi 20 mai, il est 5h, Paris s’éveille et notre machine de guerre se met en branle.

D’abord, c’est une nuée de motards qui s’élancent dans la brume matinale, des porte-vaccins (sorte de petites glacières) solidement arrimés de part et d’autre de leurs engins. Puis les jeeps, où s’entassent les RCW25 (de grosses glacières) remplies à ras bord d’ice packs qui serviront à garantir la chaine de froid pendant les prochains jours. Bon, il se peut qu’on ait un peu oublié de mettre des thermomètres dans les glacières pour contrôler un peu tout ça… Pas de problème, on envoie aussitôt à leurs trousses une deuxième nuée de motards, des thermomètres plein les poches. Et puis soudain… le silence… Après plusieurs jours de frénésie intense où la base résonnait des cris des journaliers qui s’interpellent, des cartons qu’on déchire, des colis qu’on entasse, des générateurs qui tournent à plein régime… plus rien. Ça y est. La campagne est lancée et nous voilà les bras presque ballants à attendre. Attendre quoi ? Attendre que tout le monde rentre.

Et c’est vers 20h, alors que la nuit est tombée depuis longtemps que les premières équipes rentrent à la base. Couverts de poussière et clairement épuisés. Mais cette première journée s’est bien passée. Il a fallu que tout le monde prenne ses marques mais on a piqué des dizaines de milliers d’épaules déjà. Une dernière réunion afin de comptabiliser les résultats de la journée et se coordonner pour le lendemain et tout le monde part se coucher. Il est 23h, le réveil sonne dans moins de 5 heures. La vacci, c’est pas pour les feignasses…

Et c’est comme ça pendant 5 jours. A peine le temps de souffler un peu, de démonter tous les sites puis de les reconstruire dans d’autres villages et hop ! on est repartis pour la deuxième phase !  Et c’est comme ça qu’on vaccine plus de 100 000 enfants en 10 jours. Bon, on admettra que le chiffre doit être considéré avec précaution : entre le pointeur qui met 8 croix sur sa fiche pour un enfant de 8 ans et les IT qui pensent qu’il faut comptabiliser les flacons de vaccin utilisés et non pas les enfants réellement vaccinés, y aurait de quoi y perdre son latin. Ou son kiluba. Mais l’essentiel c’est que tous ces enfants sont maintenant immunisés contre la rougeole et que dans les jours qui viennent, le nombre d’admissions à l’hôpital devrait chuter drastiquement. On est donc crevés mais optimistes. Dans 4 semaines, on devrait avoir mis la rougeole au tapis et on pourra plier bagage.

AL apprentie millionnaire

Imaginez-vous dans un monde où la carte bleue n’existe pas. Imaginez-vous dans un monde où le chéquier n’existe pas non plus. Imaginez-vous dans un monde où personne n’a jamais en poche plus de 5 euros. Imaginez-vous un monde où vous devez choisir lequel de vos enfants ira à l’école, lequel portera des chaussures et lequel portera un short et l’autre un t-shirt… Bienvenue à Malemba…

J’étais à peine descendue de l’avion que j’avais déjà bien saisi la totale pauvreté dans laquelle vivent les gens ici. Les enfants habillés de chiffons, sans chaussures, les maisons qui ne sont que des cabanes rafistolées, les gens qui ne vivent de rien ou presque, le marché où un œuf est un luxe qu’on ne peut se permettre que pour les grandes occasions, … et par-dessus le marché, cette épidémie de rougeole quand les parents n’ont pas les moyens d’avoir accès aux soins et que de toute façon, les pharmacies n’ont pas les moyens de se fournir en médicaments… Non mais quand t’as la poisse, t’as la poisse…

Dans tout ça, nous voilà, nous, MSF, avec nos jeeps, notre satellite, nos ordinateurs portables, nos cargaisons de médicaments et nos 3 repas par jour. Et en plus de tout ça, voilà qu’on se met à embaucher à tout va. Des infirmiers, des aide-infirmiers, des chauffeurs, des gardiens, des hygiénistes, des cuisinières, des ménagères, des lavandières… En passant, j’apprends que nos lavandières (qui lavent les moustiquaires et les couvertures de l’hôpital) sont payées plus cher que les infirmiers du Ministère de la Santé qui pourtant, travaillent avec nous au sein de l’hôpital. Et encore en plus de tout ça, on a aussi tout un tas de journaliers pour entretenir nos parcelles, réhabiliter nos bâtiments, désherber la piste de l’aéroport et j’en passe. On se met à acheter des milliers de litres de carburants pour faire tourner nos générateurs et remplir nos voitures. On fait une razzia sur tous les clous de la ville pour refaire la charpente de l’hôpital. On fait fabriquer des lits, des chaises, des tabourets, des bancs, des armoires, … En deux temps trois mouvements, on se met à faire circuler chaque semaine dans cette ville plus d’argent qu’elle n’a l’habitude d’en voir en 3 ans.

Et outre le fait qu’on déstabilise allègrement l’économie locale et que malheureusement, on a du mal à en faire profiter tout le monde, on a aussi dévalisé la banque. Enfin la banque… l’agence Western Union qui nous sert de banque. Enfin Western Union… ici ça s’appelle La Colombe. Et même si tout se passe dans une petite maison aux vitres cassées avec une table en plastique et 2 chaises, ça me permet tout de même de récupérer de quoi payer nos fournisseurs.

Car puisqu’il n’y a pas de système bancaire, il faut tout payer cash ! Le gasoil, les journaliers, les courses au marché pour l’hôpital, les matelas, le menuisier… tout ! Et les sommes que je demande à mon nouvel ami G., le gestionnaire de La Colombe, dépassent tout ce qu’il a eu à traiter sur les 12 derniers mois… A tel point qu’il n’arrive plus à me fournir. Lubumbashi a beau mettre à ma disposition les montants que je demande, G. n’est pas mieux ravitaillé par les corbeaux que le reste de la ville. Et le casse-tête commence. Est-ce que je paye les salaires ou le gasoil ? La bouffe ou la charpente ? Les indemnités du Ministère de la Santé ou celles du capitaine du bateau qui nous permet d’atteindre les villages les moins accessibles de la région ?

Toute la ville sait qu’on manipule des millions. Oui. Des millions. Parce que la monnaie ici, c’est le CDF. Le franc congolais. Et un dollar, c’est 900 francs congolais. Ah oui, parce qu’on utilise aussi le dollar quand on a besoin. A Lubumbashi, tu vas au resto, tu payes en dollars. Au marché, en francs congolais. Mais à Malemba, le dollar, ça circule pas beaucoup. Tu payes presque tout en francs congolais. Et en moyenne, je dépense près d’un million et demi de francs par jour…

Ici, pour compter l’argent, on fait des petits paquets de 25 billets. 24 billets qu’on entoure avec le 25ème. Quand on a fait 4 petits tas, on met un élastique autour. Ça fait 100. Et quand on fait 5 tas de 100, on saucissonne le tout avec plein d’élastiques. Et on a une brique. Littéralement. Je deviens donc extrêmement habile en multiples de 25 et je jongle avec les millions comme si j’avais fait ça toute ma vie.

Toute la journée, les gens défilent dans mon bureau que j’ai rebaptisé mon Ministère. Untel pour prendre une avance et aller acheter 10kg de sucre, untel qui a travaillé comme journalier 2 jours la semaine d’avant, untel qui a amené un patient à moto à l’hôpital (oui, nous offrons le transfert à moto aux patients qui viennent de loin afin d’être sûrs que les parents nous amènent leurs enfants et ne les gardent pas chez eux faute de moyens), encore un autre qui vient se faire payer la fourniture de planches, un dernier qui vient m’apporter une facture de poissons… bref je compte des liasses de billets à tour de bras, j’inhale des vapeurs de chauve-souris toute la journée (oui, j’ai fini par me dire que les gens cachent leurs billets dans les nids de chauve-souris puisque tous les billets sans exception puent la chauve-souris) et je rigole bizarrement… La chauve-souris, ça attaque le cerveau à force…

De l’art du recrutement à la congolaise…

En voilà, une sacrée partie de rigolade !!!

En 8 jours, je dois recruter près de 60 personnes. Je commence donc par placarder sur le portail les offres d’emploi. Gardiens, infirmiers, hygiénistes, cuisinières, ménagères, lavandières, chauffeurs, … En 48 heures, je récupère presque 400 dossiers de candidatures que je dépouille méthodiquement. Je découvre les diplômes falsifiés, les lettres de motivation rédigées par les écrivains publics, les délicieuses tournures de phrase du genre « Monsieur, je viens auprès de votre haute personnalité solliciter une place vacante dans votre ministère dont la responsabilité vous est confiée, … ». 48 heures plus tard, j’affiche les listes des heureux élus qui devront se présenter aux entretiens. Et même avec seulement 15 minutes par candidat, ce sont plusieurs jours entiers qui sont consacrés à accueillir, questionner, remercier, expliquer que nous ferons notre choix et que nous afficherons les résultats dans quelques jours. Quelques belles crises de fou rire au milieu de tout ça. Un candidat infirmier à qui on demande « qu’est-ce que la rougeole compliquée ? » nous assénera avec un ton de professeur et le plus sérieusement du monde : « La rougeole compliquée… c’est un cas… qui présente les symptômes de la rougeole compliquée… » Un autre nous apprendra que les personnes de groupe sanguin O+ étaient bien donneurs universels mais que récemment, ça a changé… Un autre encore à qui on demande de décrire des œdèmes ascendants (un des signes de la malnutrition sévère) nous répond : « Ben… ce sont des œdèmes qui ascendent… ? » On rigole mais dans le fond, on réalise qu’on va avoir du mal à trouver du personnel qualifié pour notre hôpital et ça, ça n’est pas drôle. Je me retrouve aussi plusieurs fois à devoir mener des entretiens avec des gens qui ne parlent pas un mot de français. Un des membres de l’équipe me sert alors d’interprète swahili ou kiluba. Le choix des lauréats n’est pas aisé : qu’est-ce qui distingue une cuisinière d’une autre ? Ce sont toutes des mères de famille, toutes ont besoin de travailler, j’essaye de rester impartiale mais mon petit cœur se retourne quand je sais dans quelles conditions tout ce monde vit et qu’ils me supplient de leur donner le poste… Très vite, tout le monde en ville sait que les emplois et l’argent sont dans mes mains. Je ne peux pas faire 30 mètres sans qu’on m’arrête, qu’on plaide la cause d’untel ou d’un autre, qu’on me demande même 50 francs congolais (5 centimes d’euros à peu près) pour acheter à manger, … Les gens ici ne mangent pas à leur faim et être le seul employeur de la ville nous donne un pouvoir immense. Quelque part, j’ai hâte que cette phase de recrutement se termine.

Une fois les lauréats sélectionnés, on passe à la phase de signature des contrats. MSF prend en charge les frais médicaux des personnes à charge de ses agents. Soit une épouse (oui, une seule…) et tous les enfants (de toutes les épouses ce coup-ci). La loi congolaise n’autorise pas la polygamie. MSF non plus du coup. Mais les lois coutumières qui régissent la vie locale sont un peu plus souples… Il n’est donc pas rare d’avoir une épouse officielle et puis une ou deux autres officieusement. Pour pouvoir prendre en charge tous ces enfants, je demande à chacun de m’apporter les certificats de naissance de toute leur smala. Le hic c’est que l’état civil n’existe pas vraiment. Et que personne ne se soucie vraiment de noter les dates de naissance de ses enfants. L’année oui, le mois passe encore mais le jour… A raison de 8 enfants par personne en moyenne, ça fait pourtant un sacré paquet de paperasse à fournir… Je ne récolte qu’une poignée de certificats authentiques. Le reste n’est que photocopie grossièrement falsifiée ou documents antidatés : je me retrouve avec le certificat de naissance d’un enfant né en mars 2015 et pourtant le document est daté de janvier 2014, tous les enfants d’une même famille sont nés le même mois et le même jour (des gens drôlement bien organisés…), certains ne se rappellent plus des noms de tous leurs enfants… Comme ces enfants n’ont pas nécessairement le même nom que leurs parents, il m’est absolument impossible de vérifier que ceux que j’enregistre sont réellement les enfants de mes nouveaux employés et pas ceux de leurs voisins. Je découvre donc l’ampleur du problème de l’administration congolaise (qui ne doit pas être un problème spécifiquement congolais d’ailleurs…). Ma photocopieuse tourne à plein régime et je m’habitue progressivement à l’absurdité de la situation.

Et puis finalement, ça y est. Tout le monde est à son poste, les plannings sont faits, les rotations établies, les contrats signés, le logiciel de gestion des payes mis à jour et les déclarations administratives prêtes à être envoyées à Lubumbashi. Je vais pouvoir commencer à mettre mon nez dans la comptabilité…

Kazungu !!!

Ça fait déjà plus de 2 semaines que je traîne mes tongs à Malemba City. Et déjà la routine s’installe. On n’est pas loin du métro-boulot-dodo. Ça ressemble plutôt à maison-jeep-boulot-jeep-maison-dodo. Le tout sous un soleil de plomb et sans le vague brassage d’air d’un ventilateur à l’horizon. Conséquence : j’apprends à être compter les billets congolais en suant de 8h à 20h. Elégance, distinction, classe…

Vous vous demandez sûrement comment j’occupe mes journées, en quoi ça consiste donc ce fameux job d’ « admin », à quoi ressemble mes soirées au coin du feu (et détendez-vous tout de suite, on ne chante pas « Le lion est mort ce soir » en hurlant au clair de lune…) et comment progressent mes compétences en kiluba. Non, en fait, vous ne vous demandez sûrement rien au sujet du kiluba parce qua priori, comme moi, vous ne saviez pas que dans le coin, les gens ne parlent pas swahili mais kiluba. Mais peu importe ! Voilà donc un petit aperçu de ma nouvelle vie dans la brousse.

Alors, en général, je me lève vers 6h30. Je dis bien, je me lève. Parce qu’en réalité, je suis réveillée depuis 2 bonnes heures. Ou je somnole. J’ai découvert qu’ici, le concept de jour et de nuit est assez aléatoire et celui de tapage nocturne carrément ignoré. Toute la nuit (et la journée donc), des gens chantent, dansent, jouent du tambour, font cracher leurs amplis… Et si par hasard tu as une demi-heure de répit, c’est un coq qui lui aussi a perdu toute notion du temps ou bien un chat qui court sur le toit en tôle après une chauve-souris ou… bref, tu veux dormir ? Tant pis pour toi !

Donc je me lève vers 6h30. Comme tous les gens du monde qui vont aller au boulot, je me douche (rien de tel qu’un bon seau d’eau sur la tronche pour se remettre les idées en place), je me lave les dents (ça a quelque de poétique quand on est tous alignés devant notre petite rigole à cracher notre dentifrice en cadence…) et je prends mon petit déjeuner. Etonnamment, pour le petit déjeuner on a droit à du pain qui ressemble presque à de la brioche. Bon, on a rien à étaler dessus mais c’est pas si pire. Et puis, tout le monde ramasse ses affaires, on grimpe dans la jeep et on va au bureau.

Et là, commence un des meilleurs moments de ma journée. Il faut d’abord que vous compreniez bien qu’à Malemba, les seules voitures qui circulent sont les jeeps MSF. Autant vous dire que les gens sont toujours un peu curieux et s’attroupent le long de la route pour voir passer la voiture. Comme personne n’est vraiment habitué à cette circulation, il faut klaxonner constamment pour que les chiens qui font la sieste au milieu de la route, les chèvres, les cochons, les poules qui cherchent de quoi grignoter un peu partout et les enfants couchés à plat ventre dans le sable nous laissent passer. Du coup, on nous entend arriver de loin. Et quand tout ce petit monde repère que je suis dans la voiture, c’est le début de ce que j’appelle « la Queen Elizabeth session »… Les gens me font de grands coucous en criant « Muzungu ! Muzungu ! », les enfants se mettent à courir après la jeep (un de ces jours, on va bien finir par en écraser un d’ailleurs…) et me voilà à agiter mon bras par la fenêtre en distribuant des sourires et des hochements de tête à droite et à gauche… Pourquoi tant d’attention ? C’est  que  dans cette petite bourgade de 100 000 habitants (tout de même !), nous ne sommes que 3 Muzungus. Un Muzungu, c’est un Blanc. Difficile donc de passer incognito et moi, je me prendrais presque pour la Reine d’Angleterre… En arrivant devant la base, il y a toujours une bonne cinquantaine de personnes qui attendent agglutinées au portail. Ils attendent qu’on leur donne du boulot ou bien ils sont juste curieux et veulent apercevoir les Muzungus. Une fois entrée dans la base, fini mon quart d’heure de célébrité. Y a du taf ! D’abord, faut remettre droit la comptabilité, trier, classer, archiver les factures, payer ceux qui doivent être payés et recruter ceux qui doivent être recrutés (un beau morceau de bravoure dont je vous parlerai une prochaine fois).

A 13h, c’est la pause. On rentre à la maison pour avaler une assiette de riz et de sombe. Je fais toujours la grève du poisson. Faut savoir reconnaître ses limites et manger avec les doigts un petit tilapia grillé ne fait clairement pas partie de mes compétences… Je regarde les autres pétrir le bucari, en sectionner adroitement un petit morceau avec leur pouce, le rouler entre 3 doigts pour en faire une petite boulette toute lisse puis gober ça avec un morceau de poisson dont ils recrachent les arêtes sur le bord de la table. C’est tout un art… Une fois par semaine, c’est fête : la cuisinière qui m’a à la bonne me prépare un peu de guacamole et une mini-cuisse de poulet. Enfin, c’est pas la cuisse qui est mini, c’est plutôt le poulet. Ou un peu de chèvre grillée. Là, pas question de trier. Comme on ne trouve pas de lait et que les œufs coûtent trop cher, faut faire le plein de protéines !

Une fois que tout le monde a fini son assiette, on repart au bureau. Chaque trajet me permet de saluer mes partisans. « Kazungu ! Kazungu ! » Une Kazungu, c’est comme une Muzungu mais ça précise que c’est du féminin, du singulier et c’est un genre de diminutif. C’est affectueux quoi. Je commence à repérer un ou deux des plus fervents. Ceux qui courent sur une bonne centaine de mètres à côté de la voiture malgré les 36°C et le sable brûlant. Ça fait beaucoup marrer les chauffeurs qui me disent que je pourrais me présenter sans problème à la députation. Le seul problème c’est que la majorité de mon électorat a moins de 8 ans… Mais quel électorat ! Ils sont éblouissants dans leurs haillons, des sourires de fous furieux accrochés aux oreilles, les plus petits titubant sur leurs petites jambes tandis qu’ils agitent leurs encore plus petites mains, certains un peu plus grands m’envoient des baisers en soufflant sur leurs mains… Difficile de rester insensible…

Mais pas le temps de traîner, faut se remettre au boulot. L’après-midi, la chaleur est étouffante. Chaque litre d’eau que j’avale est immédiatement transpiré mais, au fil des jours, je ne trouve plus ça si pénible. Faut croire qu’on s’habitue à tout. Je passe l’après-midi à faire des allers retours entre le bureau et l’hôpital pour récupérer des papiers, en distribuer d’autres… Je commence à connaître les prénoms de tous les employés et tous m’appellent « Maman Anne Lise ». C’est comme ça ici. Tout le monde est Papa X ou Maman Y. Je peux même être « Maman Admin » pour ceux pour lesquels la  prononciation de mon prénom est trop compliquée.

Mon kiluba s’améliore de jour en jour et chaque mot que je prononce fait se tordre de rire les mamans des petits malades. Je me dis qu’au moins elles auront rigolé une fois dans la journée, ce qui n’est pas évident quand ton enfant est entre la vie et la mort… Les travaux de réhabilitation de nos bâtiments avancent doucement. Ces jours-ci, c’est la morgue qu’on retape. Parce que malgré tous nos efforts, on n’arrive pas à tous les sauver. Et régulièrement, je me retrouve nez à nez avec un pagne pudiquement jeté sur un de ces tout petits corps. Tellement incompréhensible pour nous, Occidentaux, de voir un enfant mourir de la rougeole…

A 18h, le soleil abandonne la partie en moins de 10 minutes. C’est le moment qu’attendaient les moustiques… A peine le temps de dégainer mon spray de lotion de destruction massive, mes orteils sont déjà criblés de morsures. C’est en général dans ces moments-là que je maudis le ciel de m’avoir pourvue de doigts de pied en éventail. Je ne connais rien de pire qu’une piqûre de moustique entre les orteils…

Vers 19h, on plie bagage, retour à la maison. La nuit, tous les chats sont gris et les Muzungus ne créent plus la sensation en voiture. Là, aussi incroyable que ça puisse paraître, alors qu’on est au milieu de nulle part, on retrouve toute l’équipe scotchée devant TV5 Monde. Le propriétaire de l’hôtel nous a abandonné sa télé et j’ai donc le plaisir de retrouver Delahousse (« Il est 20h… Monsoîîîr… »). Finalement, j’ai jamais autant suivi les actualités françaises que depuis que je suis ici.

Et puis à 21h, c’est retour par la case douche à la lumière de la frontale (non, 2 douches par jour, ici, c’est pas du luxe, c’est juste nécessaire…). Mon ami Albert, le cafard géant, m’y attend sagement tous les soirs. Au début, il me faisait un peu tressaillir mais maintenant, s’il est absent plus de 2 jours, je m’inquiète… Et puis je file me glisser sous ma moustiquaire. Avec un peu de chance, j’arrive à m’endormir avant que l’église d’à côté ne se remette à hurler quelques psaumes… Et oui, levée avec le coq et couchée avec les poules… soooo exciting, isn’t it ?

Heureusement, de temps en temps, c’est samedi soir. Je commence à adopter la religion selon laquelle le samedi soir… IL FAUT sortir. Il faut parce que sinon, vu que tu bosses samedi et dimanche inclus, tu finirais par ne plus savoir quel jour on est…

Le premier samedi, on est allés dans le bar de la ville. Oui, le bar. Y en a qu’un. Pas besoin de discuter 1000 ans pour savoir où on veut aller. C’est le seul endroit qui a des bières et un générateur qui tourne après 21h. Bon,  quand  on est entrés dans la cour, il y avait 5 tables en plastique, 20 chaises, 2 enceintes qui hurlaient de la musique à plein tube et… 3 personnes. Nous, on était 6. On a bu quelques Simba, appris les rudiments de la rumba congolaise puis le générateur s’est éteint faute de carburant… On a alors sorti nos frontales et on a fini de siroter nos bières en papotant. En partant, on a promis de revenir la semaine suivante. La rumeur de la sortie hebdomadaire des Muzungus avait sûrement déjà fait le tour de la ville au petit matin et le samedi suivant, bingo, l’endroit était plein à craquer, tout comme le réservoir du générateur qui a tourné une bonne partie de la nuit. Faut dire que pour ce qui est de faire la fête, les Congolais ne sont pas les derniers ! Bien sûr, comme dans tout bar digne de ce nom, la soirée a failli tourner court quand certains ne sont empoignés au col dans un coin. Probablement une histoire de filles, comme dans tous les bars du monde…

D’ailleurs, à ce propos… L’Administrateur du Territoire que j’ai dû aller saluer à peine arrivée à Malemba m’a fait cette prophétie : « Vous, on va vous marier à Malemba ! » Ce à quoi j’ai répondu que ma mère serait sûrement très fière mais que vraiment, merci mais… non merci ! Seulement, depuis 15 jours, j’ai reçu un nombre de demandes en mariage incroyable ! Bon, certes, 96% d’entre elles viennent de mes petits électeurs (c’est ainsi que j’ai appris que « kusongo », en kiluba, ça veut dire marier). Mais pas que ! Parfois on m’a proposé d’être 2ème ou 3ème épouse. Ou même carrément de juste me faire un enfant si j’avais envie, comme ça, juste pour rendre service. C’est très courant par ici. Si une femme a envie d’avoir un enfant, qui es-tu toi pour lui refuser ce bonheur ? Vraiment, tant de sollicitude, ça me touche ! Mais plus sérieusement, j’ai beau beaucoup me plaire à Malemba et faire copain-copain avec Albert et tous ses amis… je ne suis pas prête à renoncer à l’eau courante et à devenir cheffe coutumière au fin fond du Katanga !

Et en attendant, ça ne m’empêche pas de continuer à sourire et à agiter mon bras chaque fois que je traverse la ville sous les « Kazungu ! Kazunguuuu !!! » En rentrant en France, je vais faire changer mon état civil : Anne Lise, Marie, Solange, Kazungu.

Caribu sana !!!

Aujourd’hui, ça y est ! C’est enfin le départ pour Malemba ! Depuis bientôt un mois que j’ai arrêté de travailler, c’est précisément le jour que j’attendais. Après la formation et toute cette tartine de théorie, c’est enfin le moment de passer à l’action !

Et l’action commence à l’aéroport de Lubumbashi. Le vol UNHAS (United Nation for Humanitarian Air Service) qui doit nous emmener à destination ne nous autorise que 20kg de bagages tout compris. Evidemment, à Paris, on m’a dit que j’avais droit à 23kg de bagages en soute plus un bagage cabine. Et même si mon sac n’était pas plein, j’ai déjà pas loin de 25kg à moi toute seule. En plus, bien sûr, on me demande d’apporter 2 ou 3 trucs pour l’équipe à Malemba : 2 ordinateurs, des câbles divers et variés… bref, je dépasse allègrement les 20kg autorisés… Heureusement, Papa J. avec qui je voyage et qui sera mon assistant, n’a qu’un tout petit sac. Petit mais rempli. A nous 2, on a 15kg d’excédent. Et visiblement, les types qui contrôlent l’embarquement ne sont pas décidés à fermer les yeux. Bon. Aux grands maux les grands remèdes. Me voilà à déballer tout mon sac sur la grande balance et à essayer de juger de quoi je vais pouvoir me passer pendant les prochains jours… Je retire d’abord toute ma réserve de shampoings, dentifrices et savons des 3 prochains mois. Hop ! Moins 4kg ! Je confie ma précieuse cargaison au chauffeur qui nous a accompagnés. Il mettra mon petit colis dans une des voitures qui doit partir demain et qui atteindra Malemba d’ici une semaine. Je devrais pouvoir survivre d’ici là… Je continue à chercher ce que je pourrais bien retirer de mon sac mais soyons honnêtes, il n’est pas question de retirer le kilo de bonbons Haribo ni le kilo de tablettes de Côte d’Or (déjà fondu d’ailleurs) qui sont censés me garantir l’amitié éternelle de mes nouveaux copains de brousse ! Au bout de plusieurs minutes et devant mon désarroi évident, les contrôleurs décident que finalement, 10kg d’excédent, c’est pas si grave et je remballe mon sac en 8 secondes (faudrait pas qu’ils changent d’avis, hein !).

On patiente ensuite dans la salle d’attente… enfin, sous une tente sinistre sans fenêtre où il fait facilement 40°C et où les chats entrent et sortent comme s’ils pensaient trouver ici quelque chose de plus intéressant que sur le tarmac. Je suis toujours déconcertée par le nombre de gens (et de chats donc) qui se promènent librement n’importe où dans cet aéroport… Par contre, nos sacs ont été passés scrupuleusement aux rayons X. Va comprendre… Une chaîne d’infos tourne en boucle sur un écran dans un coin. Je repense aux dernières instructions que F. m’a données ce matin. Le projet rougeole à Malemba a maintenant démarré depuis 15 jours. L’équipe sur place est venue des 4 coins du Congo et n’est pas encore au complet. Jusqu’à présent, personne n’a pris en charge la partie administrative. Il y a donc vraisemblablement tout un tas de factures qui m’attendent là-bas. Tout le monde a l’air de penser que je vais être sous l’eau mais j’ai encore du mal à voir pourquoi. Clairement, toute la théorie qui est entrée dans mon oreille droite au début du mois est déjà ressortie par l’oreille gauche. Moi, ce qui m’inquiète, c’est la gestion de la caisse et faire en sorte que tous les chiffres concordent.

On embarque enfin. Dans un petit coucou. 20 places, pas de séparation entre le cockpit et les passagers. La copilote, une petite blondinette qui ne parle qu’anglais, nous demande d’attacher nos ceintures et nous informe que nous avons à peu près 1 heure de vol jusqu’à Manono. Là, nous devrons changer d’avion pour atteindre Malemba. C’est que ça se mérite d’aller se paumer dans la brousse ! Depuis les airs, je ne vois qu’une immense étendue verte, quelques collines et une ou deux grosses flaques d’eau de temps en temps. L’aéroport de Manono, enfin… l’aéroport… l’aérodrome, enfin… l’aérodrome… la piste n’est qu’un ruban de graviers perdu au milieu de nulle part. Je n’ai même pas vu la ville qui est censée être derrière. A peine le temps de descendre de l’avion, de récupérer nous-même nos sacs dans le ventre de l’avion, de les jeter dans les bras d’un autre pilote et de se glisser sous l’aile de l’avion suivant et nous revoilà dans les airs. Cette fois, ce n’est plus un coucou, c’est une libellule… 8 places, le plafond à 12cm de nos têtes et une altitude maximale de 250m (tout du moins c’est l’impression qu’on a). A peine 25 minutes plus tard, l’avion se pose sur une piste que je n’ai même pas aperçu avant d’avoir le nez dessus. Je reconsidère aussitôt mon jugement sur l’aérodrome de Manono : là, je me demande si un lion ne va pas surgir des hautes herbes… Du coup, je pousse Papa J. devant moi : si quelqu’un doit se faire bouffer dans les 4 premières minutes, je préfère ne pas être volontaire !

A peine le nez dehors, j’ai l’impression d’être dans un four. Il  est  presque  15h  et  il  fait facilement 7 000°C. Au bord de la piste, il y a un genre de hangar : une dizaine de pylônes en brique sur lesquels sont posées quelques tôles dont certaines menacent de tomber ou l’ont déjà fait. A l’ombre de cet abri de fortune, une bonne vingtaine d’adultes et une cinquantaine d’enfants. Et une jeep. Et devant la jeep, JG. JG, c’est le chef de mission MSF. C’est lui qui chapeaute normalement toutes les missions en RDC. Exceptionnellement, il est à Malemba le temps qu’on trouve la personne qui sera RT. Responsable Terrain. Et comment je l’ai reconnu ? Facile, c’est le seul blanc et il est adossé à la jeep MSF. Il me présente les autres membres de l’équipe venus nous chercher. En fait, ils ne sont que 3. Les autres personnes présentes ne sont venues que pour voir l’avion et éventuellement ses passagers. Et en effet, les enfants commencent à s’agglutiner autour de nous. Silencieux mais ouvrant de grands yeux et courant se cacher dès que je les regarde de trop près. On décharge nos sacs qui sont aussitôt transportés dans la jeep, JG et le pilote échangent quelques mots, l’avion redécolle et on part jeter un œil à la piste. « On » nous a demandé d’entretenir la piste c’est-à-dire de la débroussailler. La piste fait 6m de large sur 1200m de long. Ça fait un paquet d’herbes à couper au ciseau… Je ne comprends pas très bien pourquoi c’est à nous de faire ça mais tout le monde regarde la piste d’un air entendu… Moi, je sue à grosses gouttes et je me demande bien qui a allumé le chauffage…

JG propose de nous ramener à la base pour manger un morceau avant de nous faire visiter les lieux. Oui, on dit pas « la maison », on dit « la base ». Tout le monde grimpe dans la jeep et en route ! Enfin en route… y a pas de route, y a que des sentiers de terre battue parfois couverts de sable. On passe un croisement et JG annonce « Ça, c’est le rond-point du centre-ville ! » Ah… Le long du chemin, il y a des maisons en terre, en briques, des poules qui traversent suivies d’une armée de poussins, quelques chèvres qui essayent de brouter 3 brins d’herbe, des femmes qui portent des tas de trucs sur leurs têtes, des hommes qui discutent en petits groupes, des enfants qui jouent dans le sable… Je suis en pleine carte postale.

La base, c’est officiellement un hôtel. Alors un hôtel ici, ça veut dire que c’est une quinzaine de chambres (4 murs en brique, un faux plafond en bambou recouvert de tôles, un lit, une moustiquaire… that’s it !) autour d’une grande cour avec une paillotte au milieu, sous laquelle se trouve une table avec une dizaine de chaises autour. Dans un coin de la cour, le bloc sanitaire : les toilettes (2 trous dans le sol et une bassine d’eau avec un pichet) et les douches (3 petites cabines en brique avec d’improbables bacs à douche dont les évacuations partent dieu sait où). Ici, pas d’électricité et pas d’eau courante. Seulement un générateur qui fonctionne de 18 à 22h et 3 grandes citernes remplies d’eau qu’on va chercher à la pompe. L’eau doit être filtrée pour être potable. Elle est tiède. Et je découvre alors ce qui va constituer mes repas des prochaines semaines : riz, poisson grillé, sombe (feuilles de manioc pilées et bouillies) et bucari, une espèce de boule blanche de farine de maïs bouillie sans sel. Le décor est planté, me voici à la maison.

Après ce premier festin, direction le bureau. On remonte dans la jeep et on repart. Les mêmes sentiers de terre défoncés et quelques kilomètres plus loin, le « bureau ». Hum hum… Alors… bon… bah… c’est un bâtiment dans un état de délabrement avancé mais clairement moins avancé que les autres trucs autour, avec plusieurs pièces dont certaines bizarrement imbriquées les unes dans les autres, avec des trous béants dans le plafond qui laissent apercevoir des chauves-souris accrochées à la charpente et en guise de bureau, 2 tables, 2 chaises et… c’est tout ! Wow… rappelez-moi de ne plus jamais me plaindre de l’aménagement de mon bureau ! Bon, en fait, comme personne ne bossait vraiment dans un bureau jusqu’à maintenant, ils n’ont prévu d’aménager la partie « administration » que demain. Il y a d’autres bâtiments autour du premier. Une partie de l’équipe dort ici, tout le monde ne tient pas à la base, on est trop nombreux. C’est aussi ici qu’est installée la chaîne de froid (une dizaine de congélateurs posés sur des palettes en bois) nécessaire à la conservation des vaccins qui devraient arriver dans quelques jours. Ici aussi, l’électricité ne provient que du générateur et il n’y a pas d’eau courante. En fait, je réalise que c’est la ville entière qui n’a ni électricité ni eau courante.

On repart ensuite pour l’hôpital. La jeep slalome entre des ruines. J’apprends que ce ne sont pas des ruines. C’est l’hôpital. Et derrière ces fenêtres sans vitres et ces murs croulants, il y a de vrais malades. Et de vraies femmes qui accouchent. Et mes yeux s’écarquillent malgré moi d’incrédulité et, aussi, un peu d’horreur… Bon, ce n’est pas là que travaillent les équipes MSF. Nous, on travaille au CTR. Centre de Traitement de la Rougeole. Le CTR est isolé du reste de l’hôpital à cause de la contagiosité de la maladie. Derrière une clôture en bambou se dressent donc les 2 bâtiments dans lesquels nous travaillons : les soins intensifs et l’hospitalisation. JG est très fier de me montrer le bâtiment qui a été retapé par nos soins et dans lequel viennent tout juste de s’installer les soins intensifs. Là, c’est comme à la télé… sous le toit en chaume, 4 murs percés de fenêtres couvertes de moustiquaires, 20 lits en fer sur lesquels flottent de minces matelas, parfois 2 enfants par lit, tous plus mal en point les uns que les autres, leurs parents assis près d’eux. L’un des enfants, minuscule, a un masque à oxygène et on voit ses petites côtes se soulever à un rythme effréné. L’odeur qui flotte ici est un mélange d’éther, d’urine et de crotte de chauve-souris. Au milieu de tout ça, j’aperçois E., stéthoscope vissé sur les oreilles. Clairement, les médecins et infirmiers ont du boulot par-dessus la tête. On se fait un petit geste de la main et elle retourne à ses patients. Tout le monde me dévisage, les regards des parents sont terribles : incompréhension, peur, défiance, souffrance, je ne sais pas trop. Dehors, les lavandières nettoient les couvertures et les moustiquaires. Toujours sans eau courante. De grandes citernes à l’entrée du bâtiment servent de lave-mains. Hallucinant…

On passe ensuite au service d’hospitalisation. C’est là que les enfants se requinquent en sortant des soins intensifs. Le côté positif de la Force. Ici, devant le bâtiment, les mamans font la cuisine sur de petits braseros sous lesquels rougeoient des braises, les enfants jouent en prenant leur bain dans des bassines et leurs petits bras maigrichons ne sont plus criblés de perfusion. Ici aussi, le taux d’occupation des lits est supérieur à 100%. Mais comment faire autrement ? La rougeole, associée au paludisme ou à la malnutrition sévère qui sévissent aussi furieusement dans les parages, est visiblement extrêmement virulente. Et on ne peut clairement pas entasser plus de lits qu’il n’y en a déjà.

Depuis 15 jours, le CTR a accueilli près de 350 patients. Et pour l’instant, on compte entre 8 et 12 décès par semaine. Plusieurs raisons : le manque de personnel, le manque de médicaments, les complications créées par le palu et la malnutrition extrêmement difficiles à traiter mais surtout, l’arrivée trop tardive des petits patients. Aussi incroyable que ça puisse paraître, certains pasteurs, prédicateurs ou marabouts interdisent aux familles d’amener leurs enfants malades à l’hôpital et les confinent dans des salles de prière. Certains meurent donc là-bas. Ou s’ils nous arrivent, il est parfois impossible de faire quoi que ce soit.

Le tableau n’est pas réjouissant. Et lancer la campagne de vaccination est donc plus qu’urgent. Une fois la campagne terminée, on devrait voir tomber d’un coup le nombre d’admissions à l’hôpital dans les 2 semaines suivantes. La motivation de toute l’équipe ne fait aucun doute. Restent à régler quelques soucis administratifs pour que les vaccins arrivent à Malemba. Des histoires de numéros de lot, une validation à obtenir à Kinshasa,… on espère en venir à bout très vite.

En attendant, pour cette première soirée, je retrouve toute l’équipe autour du bucari et du sombe, le tout arrosé d’une petite bière en provenance directe de Lubumbashi. C’est qu’on ne m’a pas confié que des cartons de matériels… et il est tout aussi important de s’occuper du moral des troupes !!! Et tout le monde nous souhaite donc CARIBU SANA !!! Bienvenue en RDC et surtout, BIENVENUE A MALEMBA !!!