Ça fait déjà plus de 2 semaines que je traîne mes tongs à Malemba City. Et déjà la routine s’installe. On n’est pas loin du métro-boulot-dodo. Ça ressemble plutôt à maison-jeep-boulot-jeep-maison-dodo. Le tout sous un soleil de plomb et sans le vague brassage d’air d’un ventilateur à l’horizon. Conséquence : j’apprends à être compter les billets congolais en suant de 8h à 20h. Elégance, distinction, classe…
Vous vous demandez sûrement comment j’occupe mes journées, en quoi ça consiste donc ce fameux job d’ « admin », à quoi ressemble mes soirées au coin du feu (et détendez-vous tout de suite, on ne chante pas « Le lion est mort ce soir » en hurlant au clair de lune…) et comment progressent mes compétences en kiluba. Non, en fait, vous ne vous demandez sûrement rien au sujet du kiluba parce qua priori, comme moi, vous ne saviez pas que dans le coin, les gens ne parlent pas swahili mais kiluba. Mais peu importe ! Voilà donc un petit aperçu de ma nouvelle vie dans la brousse.
Alors, en général, je me lève vers 6h30. Je dis bien, je me lève. Parce qu’en réalité, je suis réveillée depuis 2 bonnes heures. Ou je somnole. J’ai découvert qu’ici, le concept de jour et de nuit est assez aléatoire et celui de tapage nocturne carrément ignoré. Toute la nuit (et la journée donc), des gens chantent, dansent, jouent du tambour, font cracher leurs amplis… Et si par hasard tu as une demi-heure de répit, c’est un coq qui lui aussi a perdu toute notion du temps ou bien un chat qui court sur le toit en tôle après une chauve-souris ou… bref, tu veux dormir ? Tant pis pour toi !
Donc je me lève vers 6h30. Comme tous les gens du monde qui vont aller au boulot, je me douche (rien de tel qu’un bon seau d’eau sur la tronche pour se remettre les idées en place), je me lave les dents (ça a quelque de poétique quand on est tous alignés devant notre petite rigole à cracher notre dentifrice en cadence…) et je prends mon petit déjeuner. Etonnamment, pour le petit déjeuner on a droit à du pain qui ressemble presque à de la brioche. Bon, on a rien à étaler dessus mais c’est pas si pire. Et puis, tout le monde ramasse ses affaires, on grimpe dans la jeep et on va au bureau.
Et là, commence un des meilleurs moments de ma journée. Il faut d’abord que vous compreniez bien qu’à Malemba, les seules voitures qui circulent sont les jeeps MSF. Autant vous dire que les gens sont toujours un peu curieux et s’attroupent le long de la route pour voir passer la voiture. Comme personne n’est vraiment habitué à cette circulation, il faut klaxonner constamment pour que les chiens qui font la sieste au milieu de la route, les chèvres, les cochons, les poules qui cherchent de quoi grignoter un peu partout et les enfants couchés à plat ventre dans le sable nous laissent passer. Du coup, on nous entend arriver de loin. Et quand tout ce petit monde repère que je suis dans la voiture, c’est le début de ce que j’appelle « la Queen Elizabeth session »… Les gens me font de grands coucous en criant « Muzungu ! Muzungu ! », les enfants se mettent à courir après la jeep (un de ces jours, on va bien finir par en écraser un d’ailleurs…) et me voilà à agiter mon bras par la fenêtre en distribuant des sourires et des hochements de tête à droite et à gauche… Pourquoi tant d’attention ? C’est que dans cette petite bourgade de 100 000 habitants (tout de même !), nous ne sommes que 3 Muzungus. Un Muzungu, c’est un Blanc. Difficile donc de passer incognito et moi, je me prendrais presque pour la Reine d’Angleterre… En arrivant devant la base, il y a toujours une bonne cinquantaine de personnes qui attendent agglutinées au portail. Ils attendent qu’on leur donne du boulot ou bien ils sont juste curieux et veulent apercevoir les Muzungus. Une fois entrée dans la base, fini mon quart d’heure de célébrité. Y a du taf ! D’abord, faut remettre droit la comptabilité, trier, classer, archiver les factures, payer ceux qui doivent être payés et recruter ceux qui doivent être recrutés (un beau morceau de bravoure dont je vous parlerai une prochaine fois).
A 13h, c’est la pause. On rentre à la maison pour avaler une assiette de riz et de sombe. Je fais toujours la grève du poisson. Faut savoir reconnaître ses limites et manger avec les doigts un petit tilapia grillé ne fait clairement pas partie de mes compétences… Je regarde les autres pétrir le bucari, en sectionner adroitement un petit morceau avec leur pouce, le rouler entre 3 doigts pour en faire une petite boulette toute lisse puis gober ça avec un morceau de poisson dont ils recrachent les arêtes sur le bord de la table. C’est tout un art… Une fois par semaine, c’est fête : la cuisinière qui m’a à la bonne me prépare un peu de guacamole et une mini-cuisse de poulet. Enfin, c’est pas la cuisse qui est mini, c’est plutôt le poulet. Ou un peu de chèvre grillée. Là, pas question de trier. Comme on ne trouve pas de lait et que les œufs coûtent trop cher, faut faire le plein de protéines !
Une fois que tout le monde a fini son assiette, on repart au bureau. Chaque trajet me permet de saluer mes partisans. « Kazungu ! Kazungu ! » Une Kazungu, c’est comme une Muzungu mais ça précise que c’est du féminin, du singulier et c’est un genre de diminutif. C’est affectueux quoi. Je commence à repérer un ou deux des plus fervents. Ceux qui courent sur une bonne centaine de mètres à côté de la voiture malgré les 36°C et le sable brûlant. Ça fait beaucoup marrer les chauffeurs qui me disent que je pourrais me présenter sans problème à la députation. Le seul problème c’est que la majorité de mon électorat a moins de 8 ans… Mais quel électorat ! Ils sont éblouissants dans leurs haillons, des sourires de fous furieux accrochés aux oreilles, les plus petits titubant sur leurs petites jambes tandis qu’ils agitent leurs encore plus petites mains, certains un peu plus grands m’envoient des baisers en soufflant sur leurs mains… Difficile de rester insensible…
Mais pas le temps de traîner, faut se remettre au boulot. L’après-midi, la chaleur est étouffante. Chaque litre d’eau que j’avale est immédiatement transpiré mais, au fil des jours, je ne trouve plus ça si pénible. Faut croire qu’on s’habitue à tout. Je passe l’après-midi à faire des allers retours entre le bureau et l’hôpital pour récupérer des papiers, en distribuer d’autres… Je commence à connaître les prénoms de tous les employés et tous m’appellent « Maman Anne Lise ». C’est comme ça ici. Tout le monde est Papa X ou Maman Y. Je peux même être « Maman Admin » pour ceux pour lesquels la prononciation de mon prénom est trop compliquée.
Mon kiluba s’améliore de jour en jour et chaque mot que je prononce fait se tordre de rire les mamans des petits malades. Je me dis qu’au moins elles auront rigolé une fois dans la journée, ce qui n’est pas évident quand ton enfant est entre la vie et la mort… Les travaux de réhabilitation de nos bâtiments avancent doucement. Ces jours-ci, c’est la morgue qu’on retape. Parce que malgré tous nos efforts, on n’arrive pas à tous les sauver. Et régulièrement, je me retrouve nez à nez avec un pagne pudiquement jeté sur un de ces tout petits corps. Tellement incompréhensible pour nous, Occidentaux, de voir un enfant mourir de la rougeole…
A 18h, le soleil abandonne la partie en moins de 10 minutes. C’est le moment qu’attendaient les moustiques… A peine le temps de dégainer mon spray de lotion de destruction massive, mes orteils sont déjà criblés de morsures. C’est en général dans ces moments-là que je maudis le ciel de m’avoir pourvue de doigts de pied en éventail. Je ne connais rien de pire qu’une piqûre de moustique entre les orteils…
Vers 19h, on plie bagage, retour à la maison. La nuit, tous les chats sont gris et les Muzungus ne créent plus la sensation en voiture. Là, aussi incroyable que ça puisse paraître, alors qu’on est au milieu de nulle part, on retrouve toute l’équipe scotchée devant TV5 Monde. Le propriétaire de l’hôtel nous a abandonné sa télé et j’ai donc le plaisir de retrouver Delahousse (« Il est 20h… Monsoîîîr… »). Finalement, j’ai jamais autant suivi les actualités françaises que depuis que je suis ici.
Et puis à 21h, c’est retour par la case douche à la lumière de la frontale (non, 2 douches par jour, ici, c’est pas du luxe, c’est juste nécessaire…). Mon ami Albert, le cafard géant, m’y attend sagement tous les soirs. Au début, il me faisait un peu tressaillir mais maintenant, s’il est absent plus de 2 jours, je m’inquiète… Et puis je file me glisser sous ma moustiquaire. Avec un peu de chance, j’arrive à m’endormir avant que l’église d’à côté ne se remette à hurler quelques psaumes… Et oui, levée avec le coq et couchée avec les poules… soooo exciting, isn’t it ?
Heureusement, de temps en temps, c’est samedi soir. Je commence à adopter la religion selon laquelle le samedi soir… IL FAUT sortir. Il faut parce que sinon, vu que tu bosses samedi et dimanche inclus, tu finirais par ne plus savoir quel jour on est…
Le premier samedi, on est allés dans le bar de la ville. Oui, le bar. Y en a qu’un. Pas besoin de discuter 1000 ans pour savoir où on veut aller. C’est le seul endroit qui a des bières et un générateur qui tourne après 21h. Bon, quand on est entrés dans la cour, il y avait 5 tables en plastique, 20 chaises, 2 enceintes qui hurlaient de la musique à plein tube et… 3 personnes. Nous, on était 6. On a bu quelques Simba, appris les rudiments de la rumba congolaise puis le générateur s’est éteint faute de carburant… On a alors sorti nos frontales et on a fini de siroter nos bières en papotant. En partant, on a promis de revenir la semaine suivante. La rumeur de la sortie hebdomadaire des Muzungus avait sûrement déjà fait le tour de la ville au petit matin et le samedi suivant, bingo, l’endroit était plein à craquer, tout comme le réservoir du générateur qui a tourné une bonne partie de la nuit. Faut dire que pour ce qui est de faire la fête, les Congolais ne sont pas les derniers ! Bien sûr, comme dans tout bar digne de ce nom, la soirée a failli tourner court quand certains ne sont empoignés au col dans un coin. Probablement une histoire de filles, comme dans tous les bars du monde…
D’ailleurs, à ce propos… L’Administrateur du Territoire que j’ai dû aller saluer à peine arrivée à Malemba m’a fait cette prophétie : « Vous, on va vous marier à Malemba ! » Ce à quoi j’ai répondu que ma mère serait sûrement très fière mais que vraiment, merci mais… non merci ! Seulement, depuis 15 jours, j’ai reçu un nombre de demandes en mariage incroyable ! Bon, certes, 96% d’entre elles viennent de mes petits électeurs (c’est ainsi que j’ai appris que « kusongo », en kiluba, ça veut dire marier). Mais pas que ! Parfois on m’a proposé d’être 2ème ou 3ème épouse. Ou même carrément de juste me faire un enfant si j’avais envie, comme ça, juste pour rendre service. C’est très courant par ici. Si une femme a envie d’avoir un enfant, qui es-tu toi pour lui refuser ce bonheur ? Vraiment, tant de sollicitude, ça me touche ! Mais plus sérieusement, j’ai beau beaucoup me plaire à Malemba et faire copain-copain avec Albert et tous ses amis… je ne suis pas prête à renoncer à l’eau courante et à devenir cheffe coutumière au fin fond du Katanga !
Et en attendant, ça ne m’empêche pas de continuer à sourire et à agiter mon bras chaque fois que je traverse la ville sous les « Kazungu ! Kazunguuuu !!! » En rentrant en France, je vais faire changer mon état civil : Anne Lise, Marie, Solange, Kazungu.