Imaginez-vous dans un monde où la carte bleue n’existe pas. Imaginez-vous dans un monde où le chéquier n’existe pas non plus. Imaginez-vous dans un monde où personne n’a jamais en poche plus de 5 euros. Imaginez-vous un monde où vous devez choisir lequel de vos enfants ira à l’école, lequel portera des chaussures et lequel portera un short et l’autre un t-shirt… Bienvenue à Malemba…
J’étais à peine descendue de l’avion que j’avais déjà bien saisi la totale pauvreté dans laquelle vivent les gens ici. Les enfants habillés de chiffons, sans chaussures, les maisons qui ne sont que des cabanes rafistolées, les gens qui ne vivent de rien ou presque, le marché où un œuf est un luxe qu’on ne peut se permettre que pour les grandes occasions, … et par-dessus le marché, cette épidémie de rougeole quand les parents n’ont pas les moyens d’avoir accès aux soins et que de toute façon, les pharmacies n’ont pas les moyens de se fournir en médicaments… Non mais quand t’as la poisse, t’as la poisse…
Dans tout ça, nous voilà, nous, MSF, avec nos jeeps, notre satellite, nos ordinateurs portables, nos cargaisons de médicaments et nos 3 repas par jour. Et en plus de tout ça, voilà qu’on se met à embaucher à tout va. Des infirmiers, des aide-infirmiers, des chauffeurs, des gardiens, des hygiénistes, des cuisinières, des ménagères, des lavandières… En passant, j’apprends que nos lavandières (qui lavent les moustiquaires et les couvertures de l’hôpital) sont payées plus cher que les infirmiers du Ministère de la Santé qui pourtant, travaillent avec nous au sein de l’hôpital. Et encore en plus de tout ça, on a aussi tout un tas de journaliers pour entretenir nos parcelles, réhabiliter nos bâtiments, désherber la piste de l’aéroport et j’en passe. On se met à acheter des milliers de litres de carburants pour faire tourner nos générateurs et remplir nos voitures. On fait une razzia sur tous les clous de la ville pour refaire la charpente de l’hôpital. On fait fabriquer des lits, des chaises, des tabourets, des bancs, des armoires, … En deux temps trois mouvements, on se met à faire circuler chaque semaine dans cette ville plus d’argent qu’elle n’a l’habitude d’en voir en 3 ans.
Et outre le fait qu’on déstabilise allègrement l’économie locale et que malheureusement, on a du mal à en faire profiter tout le monde, on a aussi dévalisé la banque. Enfin la banque… l’agence Western Union qui nous sert de banque. Enfin Western Union… ici ça s’appelle La Colombe. Et même si tout se passe dans une petite maison aux vitres cassées avec une table en plastique et 2 chaises, ça me permet tout de même de récupérer de quoi payer nos fournisseurs.
Car puisqu’il n’y a pas de système bancaire, il faut tout payer cash ! Le gasoil, les journaliers, les courses au marché pour l’hôpital, les matelas, le menuisier… tout ! Et les sommes que je demande à mon nouvel ami G., le gestionnaire de La Colombe, dépassent tout ce qu’il a eu à traiter sur les 12 derniers mois… A tel point qu’il n’arrive plus à me fournir. Lubumbashi a beau mettre à ma disposition les montants que je demande, G. n’est pas mieux ravitaillé par les corbeaux que le reste de la ville. Et le casse-tête commence. Est-ce que je paye les salaires ou le gasoil ? La bouffe ou la charpente ? Les indemnités du Ministère de la Santé ou celles du capitaine du bateau qui nous permet d’atteindre les villages les moins accessibles de la région ?
Toute la ville sait qu’on manipule des millions. Oui. Des millions. Parce que la monnaie ici, c’est le CDF. Le franc congolais. Et un dollar, c’est 900 francs congolais. Ah oui, parce qu’on utilise aussi le dollar quand on a besoin. A Lubumbashi, tu vas au resto, tu payes en dollars. Au marché, en francs congolais. Mais à Malemba, le dollar, ça circule pas beaucoup. Tu payes presque tout en francs congolais. Et en moyenne, je dépense près d’un million et demi de francs par jour…
Ici, pour compter l’argent, on fait des petits paquets de 25 billets. 24 billets qu’on entoure avec le 25ème. Quand on a fait 4 petits tas, on met un élastique autour. Ça fait 100. Et quand on fait 5 tas de 100, on saucissonne le tout avec plein d’élastiques. Et on a une brique. Littéralement. Je deviens donc extrêmement habile en multiples de 25 et je jongle avec les millions comme si j’avais fait ça toute ma vie.
Toute la journée, les gens défilent dans mon bureau que j’ai rebaptisé mon Ministère. Untel pour prendre une avance et aller acheter 10kg de sucre, untel qui a travaillé comme journalier 2 jours la semaine d’avant, untel qui a amené un patient à moto à l’hôpital (oui, nous offrons le transfert à moto aux patients qui viennent de loin afin d’être sûrs que les parents nous amènent leurs enfants et ne les gardent pas chez eux faute de moyens), encore un autre qui vient se faire payer la fourniture de planches, un dernier qui vient m’apporter une facture de poissons… bref je compte des liasses de billets à tour de bras, j’inhale des vapeurs de chauve-souris toute la journée (oui, j’ai fini par me dire que les gens cachent leurs billets dans les nids de chauve-souris puisque tous les billets sans exception puent la chauve-souris) et je rigole bizarrement… La chauve-souris, ça attaque le cerveau à force…