Ça fait 9 ans que je travaille. Et 4 fois que je change de métier. J’ai toujours pensé que je ne ferais pas la même chose toute ma vie. Mon imagination est beaucoup trop débordante pour ça. Ou alors je suis une éternelle insatisfaite, allez savoir…
J’ai fait 4 métiers différents mais j’ai aussi voulu être gérante d’une maison d’hôte en Bretagne, éleveuse de chèvres dans les Alpes, conductrice de camions géants dans les mines chiliennes ou éleveuse d’huîtres au large des côtes australiennes. Ou pâtissier-magicien. Pourquoi pas ?
Avec MSF, chaque jour, je découvre de nouvelles choses, de nouveaux terrains de jeu, de nouveaux métiers. C’était un peu la même chose quand je travaillais dans la restauration remarquez bien. Je suis tombée dedans un peu par hasard, j’y connaissais rien, j’ai appris sur le tas et j’y ai fait un petit bout de chemin. Bah là, c’est pareil. Il y a 6 mois, je ne connaissais rien à la gestion d’un projet médical en brousse et je suis en train d’apprendre sur le tas. Et j’apprends des tas de choses extraordinaires.
Par exemple, qu’il faut compter 40 litres d’eau par jour et par personne sur un projet rougeole. Ce serait un peu différent si on faisait du choléra (je vous fais pas de dessin…). Que dans la mesure du possible, il faut construire des latrines adaptées aux enfants sinon, ils ont peur de tomber dedans. Qu’il faut toujours prévoir un puit perdu plein de sable après une aire de lavage pour dégraisser les eaux. Que vouloir mettre un générateur triphasé quand on a plein d’installations électriques à monter c’est tout pourri, ça oblige à faire des calculs de malade qui ne fonctionnent jamais. Qu’il faut toujours mettre un kit de désembourbement dans une voiture. Même en saison sèche. On sait jamais. Qu’un Cessna 210 a besoin d’une piste de 1400 mètres pour atterrir quand il est chargé à plein. Et que la piste doit être bien plate et couverte de latérite pour que ce soit bien dur et que l’avion ne rebondisse pas.
On m’a dit : « Tu vas gérer les ressources humaines et la finance. » Mais moi, j’apprends des tas d’autres trucs. Et avouez que c’est quand même plus rigolo que la finance…
On m’a dit : « Tu pars travailler pour une organisation humanitaire. » Mais le week-end dernier, j’ai réalisé que je travaillais pour une agence de voyages.
Parce que gérer la finance, oui, on peut dire que je fais ça. Je fais des paiements à longueur de journées, je contrôle la saisie des écritures comptables, je valide les fins de mois, je calcule les taxes à reverser à droite ou à gauche, je fais des rapports sur le suivi du budget… oui, on peut dire que je gère la finance. Mais ça me prend pas tout mon temps non plus.
Et puis les ressources humaines, oui, on peut aussi dire que je m’en occupe. Je fais des organigrammes, je signe des contrats de travail, je calcule la paye de tous ceux qui ont signé les contrats susmentionnés, je signe les fiches de paye, je signe les chèques correspondants aux fiches de payes susmentionnées, j’accorde des congés, je gère les remplacements, je fais des entretiens disciplinaires, je rédige des courriers de sanction… oui, on peut dire que je gère aussi les ressources humaines. Mais c’est pas ça non plus qui me prend tout mon temps.
Ce qui me prend tout mon temps, c’est la petite ligne tout en bas de la partie ressources humaines. « L’administrateur de la base arrière est responsable des formalités administratives qui concernent le séjour des expatriés dans le pays ainsi que de l’organisation des mouvements de l’ensemble des staffs depuis et vers les projets. » Traduction : tu viens en RDC pour aller vacciner des enfants perdus en brousse ? Je vais m’occuper de ton visa et de t’envoyer là-bas, en brousse.
En ce qui concerne les visas, je vais vous la faire simple… c’est très compliqué.
En gros, les expatriés arrivent au Congo avec un visa de voyage qui ne les autorise pas à voyager dans le pays. Normal. Alors faut en demander un autre. Mais faut le demander à Kinshasa. Donc faut envoyer les passeports à Kinshasa. Et Dieu sait si les gens aiment se séparer de leur passeport et les envoyer se perdre dans les bureaux de l’administration congolaise… Puis faut attendre à peu près 2 mois. Normalement, le passeport ressort avec plein de nouveaux tampons dedans. Enfin pas plein, 2. Un qui t’autorise à rester 3 ans au Congo (merci, t’en demandais pas tant…) et un autre qui t’autorise à sortir du pays et à y rerentrer (oui, ça, ça peut être utile éventuellement…).
Evidemment, y a une petite subtilité. C’est que tu dois faire ta première sortie du pays dans les 3 mois suivants l’obtention de ton fameux visa. Puis que t’as le droit de rerentrer, ressortir et rererentrer autant de fois que tu veux dans les 7 mois suivants la date de première sortie. Ça va ? Tout le monde suit ? Si jamais au grand jamais, tu es hors du pays au dernier jour du 7ème mois, tu perds non seulement ton visa de sortie et rentrée mais aussi celui qui t’autorisait à rester 3 ans. Tu dois donc tout recommencer, et bien sûr, tout repayer. Ne passez pas par la case départ, ne touchez 20 000 francs mais filez 750 dollars à l’administration, merci !
En attendant d’obtenir ces visas, les gens se déplacent quand même. Pour ça, il leur faut une preuve de dépôt de la demande de visa. Ça aussi, ça s’obtient à Kinshasa. Mais heureusement, un tour de scanner et d’imprimante couleur et hop ! le tour est joué ! (oui, ici, une copie couleur passe facilement pour un original…)
Moralité, je passe mon temps à harceler le petit gars très sympa qui bosse à Kinshasa pour qu’il récupère les passeports avant que les gens ne repartent chez eux (bah oui, c’est toujours plus pratique d’avoir son passeport pour prendre l’avion…) et pour qu’il m’envoie les fameuses preuves de dépôt le plus vite possible. Et je connais par cœur les dates d’expiration des visas des presque 35 expats qui sont en ce moment sur le terrain. Oui… c’est très intéressant…
Et puis vient le meilleur… les mouvements. Oh alors oui… dit comme ça, on pourrait penser : « Bah quoi ? C’est quand même pas bien compliqué de mettre 3 petits gars dans une voiture puis de les envoyer en brousse ! » Alors oui. Mais non.
D’abord parce que si une personne était affectée à un projet de façon ferme et définitive… ça se saurait ! On change d’avis en moyenne 7 fois par jour. Puis parce que il ne suffit pas de décider qu’une voiture prend la route ou qu’un avion décolle pour que ça arrive effectivement. Faut aussi compter sur, au hasard, la météo, les coupeurs de route, la disponibilité en fuel, la bonne volonté de nos amis de la Direction Générale de la Migration…
Moralité, je passe mes journées à planifier, déplanifier et replanifier les arrivées et départs des uns et des autres, passer des coups de fils, hurler sur des petits gars qui sont sûrement de bonne volonté mais ont un gros baobab dans chaque main, et donner contre-ordres sur contre-ordres à l’adorable Papa C. qui gère ma maison d’hôtes.
Parce que oui. On gère aussi une maison d’hôtes. Bah vous imaginez quoi ? Que les gens débarquent et qu’ils vont se trouver tout seuls une petite chambre d’hôtel sympa avec vue sur le lac ? Non. Ça ne se passe pas exactement comme ça… J’ai une maison dans laquelle j’ai réussi à caser une petite dizaine de lits et je jongle avec les changements de draps et les rotations de serviette de toilette. Et Papa C. se charge du ménage et de la cuisine. Parce qu’on fait table d’hôtes aussi. Et que ça donne des trucs du genre : « Alors… lundi on sera 15, mardi 8, mercredi 12… ah non ! lundi 14, mardi 9, mercredi 15… ah non ! lundi 15, mardi 9, et mercredi… pfiou ! j’en sais rien… » Et Papa C. me regarde en rigolant…
Mais finalement, on s’en sort pas trop mal. Et du coup, je me dis que je suis en train d’acquérir tout plein de nouvelles compétences pour ma prochaine vie…